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Conclusion

Chemins de faire

Il y a, à l’intérieur de chaque œuvre d’art véritable, un endroit où celui qui s’y place sent sur son visage un air frais comme la brise d’une aube qui point. Il en résulte que l’art que l’on considérait souvent comme réfractaire à toute relation avec le progrès, peut servir à déterminer la nature authentique de celui-ci. Le progrès ne se loge pas dans la continuité du cours du temps, mais dans ses interférences : là où quelque chose de véritablement nouveau se fait sentir pour la première fois avec la sobriété de l’aube806.

Pour comprendre le design, il faut certes lire des textes de designers, mais aussi les confronter à d’autres contextes que ceux dans lesquels ils ont été produits. C’est bien depuis des lectures a priori étrangères au champ du design dit numérique que nous avons pu trouver des ressources adéquates pour l’analyser. En ce sens, nous pouvons poser qu’une thèse en design ne saurait dérouler d’une méthodologie reproductible, puisqu’elle invente une façon d’écrire démonstrative de son propos. Le choix d’une double approche historique et conceptuelle pour les neuf «éléments» du corps de cette thèse a permis de varier les points de vue sur la notion de programme. Organisés au sein d’une lecture non linéaire, ces «chemins de faire807» pourront intéresser les designers, en leur faisant prendre du recul sur leurs préoccupations immédiates.

Cette thèse aura consisté à écarter ou soutenir différentes «façons de faire». Sous cette dernière formule, nous entendons que le design est avant tout une pratique, et qu’il importe d’étudier comment les designers font retour sur leurs modes opératoires. Le verbe «façonner» conserve de l’époque classique le sens péjoratif de «faire des façons», et par extension celui de «dissimuler des sentiments808». Le numérique nous joue parfois des tours, et c’est pourquoi cette thèse aurait tout aussi bien pu s’appeler «le numérique et ses façons» pour mettre l’accent sur des chausses-trappes de plusieurs types: termes mal nommés809, restrictions d’usage810, formes inauthentiques, etc. Faire des façons, c’est user de précautions, de ménagements, de dissimulations. Pour autant, un autre sens de «façon» renvoie à «manière d’agir», et plus précisément à «manière de faire». Le designer n’est pas ici envisagé comme celui qui masque ses intentions, mais comme celui qui, par sa pratique, réfléchit et fait réfléchir par des objets. Cette pensée en design est une action qui dépasse le stade des usages et des besoins. En agriculture, la façon est «une opération destinée à ameublir, nettoyer ou retourner le sol afin de permettre à une culture de naître, de croître et de mûrir dans de bonnes conditions811». Compris comme «façon culturale», le design que nous soutenons respecte l’incertitude de ce qui n’est pas encore né. Ces «interférences812» avec les enjeux immédiats des besoins humains défendent l’idée qu’il n’y a pas une bonne façon de faire du design — le design n’étant pas affaire de solutions ou de méthodologies modélisables.

L’intérêt pour la notion de programme découle de ces réflexions sur les limites de l’esprit de système. Comme nous l’avons vu en introduction, l’étymologie du mot programme passe à l’époque de la Révolution française de la description des contenus d’un événement à un ensemble d’action à entreprendre en vue de la réalisation d’un objectif. Les notions de détermination et de prévision deviennent alors fondamentales, puisque «programmer» en vient à signifier «le fait de tout planifier en détail». Au xxe siècle, la notion de programme se lie à la technologie (la recherche d’une modélisation logique des savoirs813) pour déterminer l’ordre de fonctionnement d’une technique.

Cette étymologie mouvante a des conséquences directes sur la compréhension du terme de programme dans le champ du numérique. L’activité de programmation des langages formels fait souvent l’objet de méfiances, car elle projette celui qui ne peut pas lire le «code» dans une totalité soumise à un calcul obscur814 (ambition d’un certain type de science moderne). Il en va ainsi de la montée en puissance des systèmes d’assurance précautionneux, ou encore dans les mécanismes de profiling (profilage) et de tracking (pistage). Cette façon dominante de faire du programme nous semble représentative de la tendance globale à n’envisager le présent qu’au regard de son adéquation à un futur écrit d’avance. Tout en n’habitant pas les êtres, ce type de programme ordonne le devenir (la chronologie) des actions humaines. Comme l’indique Giorgio Agamben dans sa lecture critique du concept de «dispositif815», de telles conceptions ont des fondements bien antérieurs au numérique.

S’il y a évidemment des programmes qui traitent les êtres vivants comme des machines électroniques, en «déterminant l’ordre de leur fonctionnement816», nous avons démontré qu’il n’est pas souhaitable de travailler dans cette direction. Comme nous l’avons vu au cours de cette thèse, des textes comme ceux d’Hannah Arendt, de Jean-Jacques Rousseau, de Jacques Derrida ou de Bernard Stiegler montrent que la recherche d’une origine de l’humanité est une tâche impossible, et, plus encore, qu’il n’est pas souhaitable de l’accomplir. L’homme se définit par ce qu’il n’est pas, par l’incomplétude et le manque. Il installe dans la nature un monde dans lequel il est possible de développer de la culture; c’est pourquoi il n’est pas fondé d’opposer la vérité d’un monde naturel à l’artifice de la technique. Comme le dit Ezio Manzini, «faire de l’artificiel est pour l’homme une activité naturelle817». La technique est fondamentalement ouverte à un champ de possibles, elle est ce qui constitue l’humanité comme productrice de ses conditions de vie. Alors que la société dite de l’information produit majoritairement du bruit et que la supposée dématérialisation des objets conduit à toujours plus d’encombrement, une des tâches du designer, via sa «culture du projet», est de travailler les qualités des environnements artificiels pour que, de ce désordre, puissent émerger des langages permettant de rendre le monde habitable.

Si «la nature authentique du progrès818» technique entretient des rapports avec l’art, c’est à condition que celui-ci s’émancipe d’une histoire linéaire, celle d’une tradition qu’il serait possible de transmettre sans encombre. Comme le dit Walter Benjamin, c’est précisément «l’interférence» de ce qui est «véritablement nouveau» qui fait sentir le souffle de quelque chose en train de naître. Les «passages» et détours que nous avons empruntés ont permis de déplacer un certain nombre de termes qui empêchent de penser ce en quoi «quelque chose de véritablement nouveau se fait sentir819», en circulant parmi nous sans que l’on y prête attention. Dans une époque où les programmes semblent s’intercaler dans la majorité des activités humaines contemporaines, a t-on pleinement éprouvé leurs «interférences» ?

Comme le programme est lié à la projection et à la prévision, repenser cette notion permet de reformuler les pratiques du designer. Au terme de cette étude, nous pouvons préciser en quoi consistent les enjeux de cette recherche. Afin de définir des façons de faire du numérique qui soient soutenables, nous avons choisi d’incarner les neufs éléments déroulés dans cette thèse en cinq verbes: décentrer, authentifier, appareiller, traduire et désarticuler. Ces termes ne constituent pas un «guide pratique» pour faire des programmes, mais des possibles directions de recherche en design.

  1. 806

    W. Benjamin, «Réflexions théoriques sur la connaissance, théorie du progrès», fragment [N9a, 7], dans: Paris, Capitale du xixe siècle. Le livre des passages [1934], Paris, Cerf, 2006, p. 492. Cité dans: P. Rousse, Penser le montage avec Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein: architectonique et affect., UFR Arts, Philosophie, Esthétique, 2010, p. 8. 

  2. 807

    Nous empruntons cette expression au titre des 62es Rencontres de Lure, semaine de culture graphique à Lurs (département des Alpes-de-Haute-Provence) du 24 au 30 août 2014. 

  3. 808

    A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2010. 

  4. 809

    Cf. élément «Braun/Apple: Des survivances paradoxales». 

  5. 810

    Cf. élément «Ouvertures et fermetures du Web 2.0». 

  6. 811

    Dictionnaire TLFi/CNRS, op. cit. 

  7. 812

    W. Benjamin, «Réflexions théoriques sur la connaissance, théorie du progrès», op. cit. 

  8. 813

    M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit [1964], Paris, Gallimard, coll. Folio, 2000, p. 9: «La science manipule les choses et renonce à les habiter. Elle s’en donne des modèles internes, et, opérant sur ces indices ou variables les transformations permises par leur définition, ne se confronte que de loin en loin avec le monde actuel.» 

  9. 814

    H. Arendt, Condition de l’homme moderne [1958], trad. de l’anglais par G. Fradier, Paris, Pocket, coll. Évolution, 2001, p. 356: «Alors la vieille définition de l’homme – animal rationale – devient d’une précision terrible: privés du sens grâce auquel les cinq sens animaux s’intègrent dans un monde commun à tous les hommes, les êtres humains ne sont plus en effet que des animaux capables de raisonner, ‹de calculer les conséquences›.» 

  10. 815

    G. Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif? [2006], trad. de l’italien par M. Rueff, Paris, Payot & Rivages, coll. Petite Bibliothèque, 2007, p. 31: «J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants.» 

  11. 816

    Dictionnaire TLFi/CNRS, entrée «programme». 

  12. 817

    E. Manzini, Artefacts. Vers une écologie de l’environnement artificiel [1990], trad. de l’italien par A. Pilia, Paris, Centre Georges Pompidou, cci, coll. Les Essais, 1991, p. 17: «[…] la possibilité, ou l’espoir, d’arriver à produire un environnement doté de réelles qualités – y compris celle qui consiste à respecter le substrat naturel qui conditionne notre existence – passe nécessairement par une connotation positive du terme ‹artificiel: […] notre environnement futur ne pourra en effet qu’être profondément et irréversiblement artificiel; et s’il acquiert de nouvelles qualités, ce seront forcément celles de l’artificiel.» 

  13. 818

    W. Benjamin, «Réflexions théoriques sur la connaissance, théorie du progrès», op. cit. 

  14. 819

    Ibid.