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Des communautés au commun

Avec Simondon, nous avons vu que la pensée d’une «culture technique» allait de pair avec la matérialisation d’inventions pouvant donner lieu à des développements. Ce qui importe dans l’objet technique n’est pas son facteur d’utilité, mais la compréhension de son fonctionnement. Le parallèle avec les programmes numériques nous a permis d’étudier l’importance que pouvait jouer l’association designer/programmer dans l’élaboration des modalités d’accès et de lisibilité des codes sources. Le design se doit de porter une réflexion sur la circulation des langages formels, au risque de laisser l’économie clore tout dialogue et clôturer tout dépassement des individualités. La constitution d’un langage commun s’oppose à la volonté de restreindre la nouvelle technique à des experts.

Avant d’étudier les différences entre «open source» et «logiciels libres», il nous faut revenir sur une expression revenant fréquemment dans le domaine des programmes: la constitution de «communautés». La réussite d’un programme aurait ainsi directement à voir avec l’agrégation d’individus mobilisés par un même but. On oppose souvent l’approche fermée des logiciels «propriétaires» aux communautés des logiciels «ouverts». L’expression de «communauté» est-elle pertinente pour désigner le dépassement de l’opposition entre «utilisateurs ignorants698» et experts que nous cherchons à penser? La sortie de l’usage se fait par d’autres formes de valorisation que le domaine économique: estime de soi, conception de programmes plus fiables, volonté d’œuvrer pour le bien commun699, etc. C’est cette dernière raison qui nous intéresse ici. Que veulent dire des phrases comme celles du «Manifeste Mozilla»?

Nous créons des communautés qui s’impliquent pour rendre l’utilisation d’Internet meilleure pour chacun de nous700.

Dans un article portant sur la «pensée du commun», Cléo Collomb montre qu’il nous faut renoncer à deux hypothèses: d’une part celle selon laquelle les individus existeraient en dehors d’un commun qui se déroulerait malgré eux; d’autre part un commun qui serait antérieur et toujours préexistant aux individus. Afin d’échapper à ces impasses, Cléo Collomb propose de recourir à la notion de «devenir» pour désigner le fait que le commun résulte d’un processus jamais atteint:

En effet, le devenir est multiplicité en acte : il contient à la fois le virtuel et son actualisation sans qu’une limite ne puisse être déterminée entre les deux ; il comprend le rapport de l’actuel et du virtuel, c’est-à-dire l’individuation en acte. Le devenir est donc tout entier porteur de processus […]. Dans un tel modèle, l’individu ne serait pas à penser comme présupposé, mais comme processus. Dès lors, le commun ne se déroulerait pas extérieurement à lui […] ; il participerait de son individuation. […] Le commun lui-même est un processus – une relation – qui ne peut être considéré abstraction faite des individus ; et les individus pénètrent ce processus en lequel ils sont impliqués701.

La pensée du commun a donc à voir avec le devenir des individuations, ce que nous avions déjà vu chez Simondon et sa «théorie de l’image», processus continu qui va des instincts réflexe aux objets techniques. L’individu n’est jamais stable, il est un «processus», tout comme le commun. Dès lors, si l’on reprend le manifeste de la Fondation Mozilla, quelle pertinence y a-t-il à vouloir «créer des communautés»? N’est-ce pas plutôt de commun qu’il nous faudrait parler pour désigner le mouvement qui part des contributeurs pour s’adresser potentiellement à tous, sans que ce mouvement ne soit jamais achevé? Si le terme nousnous créons des communautés») est censé nous désigner tous, pourquoi ce nous serait-il fonction d’une communauté qui nie de fait ce «nous»? La communauté plurielle («des communautés») n’est pas l’impossible unité du commun. L’indécision des limites du nous est justement ce qui va à l’encontre des communautés, qui présupposent des bords, un arrêt constitutif de ce qui fait groupe. Une communauté (parmi d’autres communautés) peut s’inféoder, se contrôler, se stabiliser. Au regard de ce pluriel problématique, une approche de «la» communauté se fonde-t-elle sur le regret d’un idéal déchu? C’est précisément cette thèse que discute Jean-Luc Nancy dans La communauté désœuvrée:

La communauté n’a pas eu lieu […] La société ne s’est pas faite sur la ruine d’une communauté. Elle s’est faite dans la disparition ou dans la conservation de ce qui — tribus ou empires — n’avait peut-être pas plus de rapports avec ce que nous appelons « communauté » qu’avec ce que nous appelons « société ». Si bien que la communauté, loin d’être ce que la société aurait rompu ou perdu, est ce qui nous arrive — question, attente, événement, impératif — à partir de la société. Rien n’a donc été perdu, et pour cette raison rien n’est perdu702.

La communauté assume et inscrit — c’est son geste et son tracé propres — en quelque sorte l’impossibilité de la communauté. Une communauté n’est pas un projet fusionnel, ni de manière générale un projet producteur ou opératoire — ni un projet tout court703.

En séparant l’idéal de communauté du principe de société, Jean-Luc Nancy nous fait comprendre ce terme comme une question inlassablement ouverte, qui ne peut se refermer. La communauté n’arrive jamais, elle ne se créé pas, elle ne se prévoit pas. Le rapport du projet à la communauté n’est pas d’ordre opératoire («nous créons des communautés […] pour»). Le projet de communauté est, au sens fort, une contradiction dans les termes. La communauté est l’évidence qui nous arrive tout en n’arrivant jamais. Ce trajet infini est l’existence même, celle de «l’être-en-commun».

Il faudra plutôt se résoudre à dire que l’être est en commun, sans jamais être commun. […]

L’être n’est pas de soi sa propre évidence, n’est pas égal à soi, ni à son sens. C’est ça, l’existence, c’est ça, la communauté, et c’est ça qui les expose. Chacune est la mise en jeu de l’autre. L’en jeu de l’en commun : ce qui donne jeu, et jour, à la pensée — et jusqu’au « jeu » de ces mots où ne s’expose, en réalité, rien de moins que notre communication […].

L’en jeu de l’en commun. Penser ça, sans relâche, c’est la « philosophie », ou ce qui en reste à sa fin, si elle reste en commun, c’est politique, c’est art, ou ce qui en reste, c’est marcher dans la rue, c’est passer des frontières, c’est fête et deuil, c’est être sur la brèche, ou dans un compartiment de train, c’est savoir comment le capital capitalise le commun et dissout l’en, […] c’est résistance, c’est existence.

L’être « est » le en (il faudrait dire : l’être est dans le « en », au-dedans de ce qui n’a pas de dedans), qui divise et qui ajointe à la fois, qui partage, la limite où ça s’expose704.

L’être humain n’existe en tant qu’individu que par sa coexistence à d’autres êtres. Le «en» de «l’être-en-commun» désigne ici la problématique notion de limite, ce qui se donne à nous sans parution705. Le commun est un processus, indivisible car non dé-limitable. Ce que dégage un programme en commun, c’est une individuation qui n’a lieu qu’au sein de groupes visant l’impossibilité du groupe. Cette ouverture fondamentale du commun s’oppose donc aux communautés en tant qu’elle ne présuppose pas de limites. La limite du programme, le programme à son état limite, c’est de lutter contre toute instance singulière de propriété. Le «libre» du logiciel, c’est la liberté de «passer des frontières» (Jean-Luc Nancy), de passer d’une couche à une autre — «être sur la brèche», être en alerte, sans appuis. De tels passages ne sont possibles que là où le commun est mis en jeu dans un processus de transformation. La liberté d’un logiciel n’est pas l’affaire d’une formule déclarative. Il ne suffit pas de dire qu’un logiciel est libre pour qu’il puisse produire de la liberté. L’événement du commun est absolument imprévisible, il nous arrive. «L’en jeu» d’un programme, c’est de ne pas programmer la communauté. Attendre des programmes une translucidité, une transparence du sens compréhensible de tous, c’est précisément nier la possibilité d’un «nous». Dès lors, il n’est pas question ici de défendre une position du design comme ce qui ramènerait de l’unité dans la fragmentation constitutive de l’époque moderne, mais d’accepter que ce discontinu puisse s’inscrire dans l’élaboration d’une impossible communauté, qu’il nous faut malgré tout continuer à penser. L’enjeu serait alors de passer d’un logiciel dit libre à la liberté d’un programme en commun — Penser le programme comme «ce qui donne jeu, et jour, à la pensée706».

  1. 698

    G. Simondon, Du mode d’existence des objets technique, op. cit., p. 250. 

  2. 699

    Responsable Europe de la Fondation Mozilla (qui édite les programmes Firefox, Thunderbird, etc.), Tristan Nitot détaille en ces termes les motivations des contributeurs: «Il y a actuellement environ 120 employés dans le monde, pour des dizaines de milliers de contributeurs, à des niveaux très variables. […] Les motivations des bénévoles sont très variables […]. C’est souvent récréatif et valorisant de savoir qu’il y a un peu de soi dans un logiciel téléchargé près de 500 millions de fois en 3 ans. Certains le font pour sauvegarder leur culture […], et c’est aussi un formidable moyen d’apprendre de nouvelles choses techniques […].» Source: T. Nitot, «Le fonctionnement du projet Mozilla (2/2)», janvier 2008. 

  3. 700

    T. Nitot, «Derrière le code: des gens et des principes», Standblog, janvier 2013. 

  4. 701

    C. Collomb, «Ontologie relationnelle et pensée du commun», Multitudes, no 45, mai 2011, p. 59-63. 

  5. 702

    J.-L. Nancy, La communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgeois, coll. Détroits, 1999, p. 33-34. 

  6. 703

    Ibid., p. 42. 

  7. 704

    Ibid., p. 224-226. L’italique du «en» est de J.-L. Nancy

  8. 705

    Nous retrouvons ici une notion proche de ce que Platon développe dans le Timée à propos de khôra, à savoir «ce en quoi quelque chose devient». 

  9. 706

    J.-L. Nancy, ibid., p. 225.