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L'incalculable du programme

Que le devenir ne soit pas programmable ne signifie pas que les programmes ne puissent pas s’engager dans un «avenir [non] déjà advenu638», ne puissent être ce en quoi quelque chose devient. Que peut dire le calcul de cette temporalité infiniment ouverte? Il s’agit ici de penser la possibilité d’un calcul incalculable, d’un programme indéterminé, au sens où Bernard Stiegler peut dire que:

S’il y a du programme, rien n’oblige à comprendre le rapport au programme comme une détermination : rien n’oblige à penser qu’un programme ne puisse produire que du programmable, ne puisse pas produire de l’improbable. […] Qui programme quoi ? Quoi programme qui ? Le qui programme-t-il le quoi en se programmant ? Est-ce que le lecteur, le spectateur ou l’auditeur s’auto-programme prothétiquement lorsqu’il lit un livre, regarde un film ou écoute un disque ? Ou bien est-ce lui qui traite les données conservées sur le support à partir d’un ou de programme(s) qu’il serait lui-même639 ?

Le programme est envisagé dans une aporie, où il devient compliqué voire impossible de distinguer les données phénoménologiques de ce qui relève du milieu technique. Est-il souhaitable que la distinction entre programmé et programmant s’estompe? Si le programme cesse d’être une entité séparée pour devenir une prothèse invisible, comment est-il possible de l’envisager comme altérité, comme entité travaillable? L’individu ne saurait se réduire à un programme qui «traite les données» en les intériorisant. Si l’appareil programme un résultat, celui-ci n’est pas déterminable par avance. L’improbable peut être compris dans le sens qu’en donne Yves Bonnefoy dans son recueil éponyme, à savoir «ce qui est640», ce qui peut être présenté, «présence du matriciel», présentation d’une origine indécise et indéterminable. L’origine est indéfinie, «le défini est incorruptible641». Indéfinir le projet, corrompre un dessein, penser un programme de l’improbable — ces expressions permettent d’envisager la notion de projet comme avènement d’un imprévu.

Si «dans le «concept rien n’a été gardé du réel que ce qui convient à notre repos642», n’est-ce pas le propre du design que de nous maintenir éveillés? Cette matière incertaine, hybride dont le projet est le rejeton, est une matière accidentée. Le «temps du myste» dont parle Bonnefoy peut désigner cet espacement du programme qui nous importe. Les hésitations et accroches sont la marque d’une ouverture au temps humain, celui d’un possible réglage, d’une nécessaire prise en compte de ce qu’il y a, de ce qui se rejette au dehors de la conception. De façon approchante, Michel de Certeau parle d’un «temps accidenté» pour désigner une réappropriation existentielle du monde. La fin de L’invention du quotidien analyse lumineusement les différents types de temps que nous avons essayés de distinguer précédemment:

Autre figure du transport des planifications vers ce qu’elles ne déterminent pas : l’imprévu. Le temps qui passe, coupe ou connecte (et qui sans doute n’a jamais été pensé) n’est pas le temps programmé. Ce serait un truisme s’il n’était mis entre parenthèses par les programmations prospectives, même lorsqu’elles construisent des hypothèses multiples. Le temps accidenté apparaît seulement comme la nuit qui fait « accident » et lacune dans la production. C’est le lapsus du système, et son adversaire diabolique […].

Ces temps construits par le discours se présentent dans la réalité, brisés et cahotants. Soumis à des « servitudes » et à des dépendances, le temps de la théorie est en fait un temps lié à l’improbable, aux échecs, aux détournements, donc déplacé par son autre. C’est l’équivalent de ce qui circule dans le langage comme « métaphorique temporelle ». Et, par un étrange phénomène, ce rapport du contrôlable avec des ratés constitue précisément la symbolisation, mise ensemble de ce qui cohère sans être cohérent, de ce qui fait connexion sans être pensable.

Le raté ou l’échec de la raison est précisément le point aveugle qui la fait accéder à une autre dimension, celle d’une pensée, qui s’articule sur du différent comme son insaisissable nécessité. La symbolique est indissociable du ratage. […]

Ainsi, éliminer l’imprévu ou l’expulser du calcul comme un accident illégitime et casseur de rationalité, c’est interdire la possibilité d’une pratique vivante […]. Ce serait ne laisser […] que les morceaux d’une programmation faite par le pouvoir de l’autre et altérée par l’événement. Le temps accidenté, c’est ce qui se raconte dans le discours effectif de la ville : une fable indéterminée, mieux articulée sur les pratiques […] que l’empire de l’évidence dans la technocratie fonctionnaliste643.

Nous retrouvons dans ce que cherche à penser De Certeau à propos de l’urbanisme des distinctions décisives à propos des façons de faire du numérique. Chercher à numériser, à abstraire tout sous l’égide du nombre n’est pas ce qui nous pose principalement question. Il s’agit plutôt de penser la possibilité d’un monde où le calcul accepterait son altérité inaliénable, celle d’un «point aveugle» fondamentalement imprévu. Le design des programmes que nous voulons soutenir refuse de chercher à «recouvrir» ce temps accidenté d’une rassurante couverture rationnelle. Il préfère l’indéterminé au programmatique, l’accident à la résorption.

Lieu problématique d’un devenir de la matière, la notion de khôra nous a permis de penser un autre type de projet que ce qui serait de l’ordre d’une projection dans une ignorance du déjà là. Que le numérique soit l’endroit possible d’un «supplément» incalculable, voici ce qui nous reste à examiner. L’entrelacement d’une idée à une matière ne s’exprime pas spontanément dans les logiciels de création numérique, qui sont souvent pris dans des logiques d’ouverture et de fermeture contradictoires. La démocratisation de l’accès à l’informatique reconfigure le champ de la «création» — notion qui ne suffit pas à penser une «authentification» des techniques. Dès lors, en quoi le design pourrait-il être autre chose que des «réponses à des besoins»? Comment concevoir en amont des programmes qui ne programmeraient pas les résultats?

À rebours d’un contexte où la stabilité et le hasard sont paradigmatiques, un design des programmes humainement soutenable se doit de faire avec l’incertitude et le hasard. Ces notions recoupent la différence qu’on peut établir entre les concepts de «dispositif» et d’«appareil». Appareiller les dispositifs, c’est échapper à ce qui fait de nos existences des vies déterminées pour en faire des existences. Autrement dit, le programme soutenable donne à lire ses déterminations techniques. Être conscient des conditionnements d’un programme permet de les travailler, et donc de dépasser ce qui a été mis dans la conception du projet. Si le temps de l’usage est lié à l’oubli des conditionnements, le «temps accidenté644» a trait à la découverte. Cette façon de faire du numérique est celle d’individus capables de conduire leurs existences là où ils n’avaient pas prévu d’aller.

  1. 638

    M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 484. 

  2. 639

    B. Stiegler, La technique et le temps, tome 2, La désorientation, Paris, Galilée, coll. La philosophie en effet, p. 214. 

  3. 640

    Y. Bonnefoy, L’improbable, op. cit. 

  4. 641

    Ibid., p. 12. 

  5. 642

    Ibid., p. 13. 

  6. 643

    M. de Certeau, «Le temps accidenté», dans: L’invention du quotidien, op. cit., p. 295. 

  7. 644

    Ibid