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Xanadu: «Là où nulle impression n’est possible»

En 1974, Ted Nelson auto-publie l’ouvrage-manifeste Computer Lib / Dream Machine57. La forme du livre annonce le programme: illustrations, titres marqués à la main, fragments, etc. dessinent un monde où le «computationnel» (le calcul) n’est pas recouvert par l’informatique. La machine est d’emblée pensée comme un objet ouvert et ouvrable. Les textes heurtés développent une lecture qui n’est pas de l’ordre de la continuité et de la fluidité. Les deux parties du livre Computer Lib / Dream Machine sont placées en recto verso: «New freedoms from computer screens», annonce la face b du livre, tandis que la face a, iconique, brandit le poing levée des luttes émancipatrices [Fig. 15]. Fig. 15 L’espacement irréconciliable des deux couvertures active une tension où aucune synthèse n’est possible. La machine n’y est pas blâmée («Don’t blame the computer»), mais questionnée, interrogée, démontée, reconfigurée, reprogrammée. Les machines rêvées sont à découvrir parmi celles qui existent. Le calcul libéré est aussi libérateur, porteur de rêves. Dans d’autres écrits de la même période, Ted Nelson va poser les modalités techniques de projets s’approchant du memex de Vannevar Bush. Il reprend l’idée de Douglas Engelbart de créer une bibliothèque mondiale d’informations, mais sans la volonté de les hiérarchiser58. Développant une réflexion sur ce que serait une informatique libératrice, le projet Xanadu [Fig. 17] Fig. 17 pose les bases concrètes de l’hypertexte dont le terme apparaît pour la première fois en 1965:

Un ensemble d’écrits ou d’illustrations interconnectés d’une façon complexe qui ne permet pas de le représenter correctement sur du papier. Il peut contenir des sommaires ou des cartes de son contenu et leurs interrelations ; il peut contenir des annotations, additions et notes de bas de page des universitaires qui les ont examinés59.

L’hypertexte du projet Xanadu est ici pensé comme ce qui s’oppose radicalement au papier, ce que ne réalisera pas, du point de vue de Ted Nelson, le World Wide Web60. Il tire ainsi dans les années 2000 une critique acerbe du Web:

Le projet Xanadu est une initiative largement incomprise de créer différents types d’environnements numériques basés sur différentes sortes de documents électroniques. (Les habituels documents électroniques — pdf, Word, html — simulent le papier et sont construits pour être imprimables. Les documents Xanadu vont là où nulle impression n’est possible.)61

Comme dans l’essai de Vannevar Bush, la rupture numérique s’apprécie principalement au regard du support papier. Pris dans une contradiction entre l’utopie du projet Xanadu et sa réalisation effective dans le Web, Ted Nelson est obligé de caricaturer ses positions, au risque du contresens62. En assimilant le html au pdf ou aux documents Word, il semble refuser de comprendre que le html (donc le Web) se caractérise avant tout par le lien hypertexte. La principale caractéristique d’un hypertexte est de ne pas être linéaire (séquentiel), par opposition à un livre imprimé. On ne peut pas (et on ne doit pas) l’imprimer. Le préfixe hyper étend spatialement le mot texte. C’est une utopie technique, un modèle reconfigurable et granulaire qui n’appuie pas sur l’imitation d’un ancien medium. Quand Larry Page (l’un des fondateurs de Google) fait face en 1994 à la vertigineuse complexité du Web, il décide de «télécharger» le Web, pas de l’imprimer. Les modes de classement ne peuvent plus être ceux de l’époque du papier. On peut interpréter ce que dit Ted Nelson comme le fait que le Web n’aurait pas été assez loin dans son potentiel de nouveauté. Ce qui est singulier dans le projet Xanadu, c’est la définition de modalités concrètes de stockage et de partage des «représentations» sur écran: «Un ensemble d’écrits ou d’illustrations interconnectés d’une façon complexe qui ne permet pas de le représenter correctement sur du papier.» La représentation des documents dans le réseau Xanadu va de pair avec le respect du caractère désordonné de l’expérience humaine — et par conséquent avec leur libre accès. Le terme de «représentation» indique une distanciation entre une chose et son actualisation, l’action de rendre quelque chose présent à quelqu’un en le montrant:

Le mot français représentation apporte une réponse [à la contradiction contenue dans le mot répétition]. Une représentation, c’est le moment où l’on montre quelque chose qui appartient au passé, quelque chose qui a existé autrefois et qui doit exister maintenant. […] En d’autres termes, une représentation, c’est une mise au présent, qui doit favoriser un retour à la vie que la répétition avait nié, mais qu’elle aurait dû sauvegarder63.

La citation de Peter Brook nous interroge sur la mise au présent des connaissances passées, sur la mise en acte (l’actualisation) de choses du passé. La représentation est une «actualisation» de la pièce écrite. Elle éprouve le texte dans les modalités de son époque. Dans la conception qu’en donne Ted Nelson, l’hypertexte permet la circulation du savoir grâce à un ensemble de règles permettant les conditions d’une ouverture effective. Dans le projet Xanadu, les connexions sont multiples et permanentes, asynchrones et libres: «contenir des liens», «liens visibles des deux extrémités», «permission de lier», etc. La mise en commun des connaissances dans le réseau est implicitement favorisée. «La permission de lier est explicitement garantie», bien qu’il soit aussi possible de garantir «des règles d’accès sécurisées». Ted Nelson cherche à définir les principes d’une juste répartition et disposition des informations numérisées. On passe d’une association libre (Vannevar Bush) à une pensée de la connexion (network):

Nous avons besoin d’une façon de stocker les informations non pas en tant que « fichiers » séparés mais en tant que littérature connectée. Il doit être possible de créer, d’accéder et de manipuler cette littérature finement structurée et ses informations connectées depuis n’importe où dans le monde de façon accessible, stable et sécurisée. Les documents doivent rester accessibles, indéfiniment, protégés de tout type de perte, altération, modification et censure, sauf si l’auteur en demande le retrait. Il doit être impossible de falsifier l’identité de l’auteur ou d’accéder à l’identité des lecteurs d’un document64.

Les documents peuvent être stockés n’importe où dans le réseau, sans que cela ne compromette leur intégrité. Ils sont répliqués automatiquement et placés à des points d’accès optimisés, «sans qu’il [l’utilisateur] ne sache où [le document] est physiquement situé». Il y a une méfiance quant à leur centralisation. Les nouveaux liens tissés par des savoirs accumulés importent moins que la recherche des modalités concrètes de la mise en réseau des données. La liberté et le partage peuvent aller de pair avec une rétribution financière des auteurs, qui peut d’ailleurs s’effectuer par «portions» du document (les administrateurs des serveurs Xanadu décident de la tarification). Les dix-sept règles du réseau Xanadu accordent une forte attention à la place de l’auteur, et à la sécurisation de l’accès à ses données: stabilité du système, identification, visibilité, protection des sources, etc. Cette utopie sera brisée par l’économie et la concurrence entre les éditeurs, et le Web que nous connaissons aujourd’hui ne retiendra de Xanadu qu’un nombre restreint de propriétés, pour des raisons d’ordre économique plus que technique: l’hypertexte de Ted Nelson dépasse de beaucoup sa forme actuelle réalisée dans le World Wide Web sous l’impulsion de Tim Berners-Lee.

  1. 57

    T. Nelson, Computer Lib. You can and must understand computers now / Dream Machines: New freedoms through computer screens — a minority report, auto-édition, 1974. 

  2. 58

    «Ted Nelson on Zigzag data structures», YouTube, 2008 : «I hope, that in our archives and historical filings of the future, we do not allow the techie traditions of hierarchy and false regularity to be superimposed to the teeming, fantastic disorderlyness of human life.» 

  3. 59

    T. Nelson, «A File Structure for the Complex, The Changing and The Indeterminate», 20e conférence de l’acm, 1965: «A body of written or pictorial material interconnected in a complex way that it could not be conveniently represented on paper. It may contain summaries or maps of its contents and their interrelations; it may contain annotations, additions and footnotes from scholars who have examined it.» 

  4. 60

    Internet découle directement des travaux du darpa échelonnés entre 1955 et 1975 qui ont permis la mise en place du tcp-ip. Les premières prémisses d’Internet par Tim Berners-Lee datent du tout début des années 80. 

  5. 61

    T. Nelson, project Xanadu: «Project Xanadu is a much-misunderstood initiative to create a different kind of computer world, based on a different kind of electronic document. (Conventional electronic documents — pdf, word, html — simulate paper and are built around the concept of printout. Xanadu documents go where no printout can.)» 

  6. 62

    T. Nelson, project Xanadu: However, contrary to legend, Project Xanadu was not trying to create the World Wide Web. The World Wide Web is precisely what we were trying to prevent. We long ago foresaw the problems of one-way links, links that break (no guaranteed long-term publishing), no way to publish comments, no version management, no rights management. All these were built into the Xanadu design.» 

  7. 63

    P. Brook, L’Espace vide. Écrits sur le théâtre [1968], trad. de l’anglais par C. Estienne et F. Fayolle, Paris, Seuil, coll. Pierres vives, 1977, p. 181. 

  8. 64

    T. Nelson, project Xanadu: «We need a way for people to store information not as individual ‹files› but as a connected literature. It must be possible to create, access and manipulate this literature of richly formatted and connected information cheaply, reliably and securely from anywhere in the world. Documents must remain accessible indefinitely, safe from any kind of loss, damage, modification, censorship or removal except by the owner. It must be impossible to falsify ownership or track individual readers of any document.»