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Une économie du recentrage

Au-delà d’un regroupement d’intellectuels et de militaires, la première décennie du Web aura été marquée par la recherche d’un modèle utopique214, celui de recréer en ligne les expériences de vie en communauté des années 60215. C’est peut-être la première fois dans l’histoire des médias que l’émetteur et le récepteur (pour reprendre des termes issus de la théorie de l’information de Claude Shannon) sont réunis au sein de mêmes objets. Contrairement aux médias traditionnels comme la radio ou la télévision, Internet fonctionne immédiatement dans les deux sens. L’expansion des réseaux va entraîner des contradictions entre les idéalistes et les opportunistes à la recherche de développements commerciaux. Un roman comme Le Neuromancien216 peut se lire comme une manifestation de cette transition:

Ceux-ci [les nouveaux arrivants du Web] n’étaient pas les enfants-fleurs du New Age en attente du « peace and love » ; au contraire c’était les hip-hoppers New Edge à la recherche du « tech and cred » [technologie et crédibilité]. Plutôt que d’être porteurs d’une sorte de romantisme du « retour à la nature », ces gens préféraient le désordre urbain de la ville, voyant la technologie non comme l’ennemi, mais comme une arme de choix217.

Le mouvement «cyberpunk» incarne une forme de contre-culture numérique qui ne s’oppose pas spontanément aux médias, politiques et forces économiques vus comme traditionnels. En tant qu’organisation sans autorité unique, Internet semble n’avoir a priori aucune ambition économique, son schéma fonctionnel semble incontrôlable:

Les plateformes s’appuyant sur Internet comme l’email ou le chat reposaient sur une structure distribuée que personne ne possédait ni ne contrôlait. Cette structure fut acceptée par les plus enthousiastes des premiers utilisateurs d’Internet, comme les institutions publiques et les organisations non gouvernementales. Toutefois, les investisseurs capitalistes étaient incapables d’imaginer comment un tel système libre pourrait leur permettre de générer du profit. L’Internet semblait être un anathème pour l’imagination capitaliste218.

La décentralisation fondatrice du Web s’accompagne ainsi progressivement d’une volonté de contrôle politique219 et économique. La fin des années 90 est marquée par un intérêt croissant des acteurs des télécommunications pour le Web, compris comme l’espace le plus facilement capitalisable d’Internet. En proposant des «services en packs», les opérateurs télécoms visaient à fournir un Internet «prêt à l’emploi220». En déchargeant les ordinateurs de certaines fonctionnalités, cette adaptation économique a limité leur potentiel221. Au début des années 2000, les actionnaires d’un grand nombre de startups surestimèrent largement leurs «retours sur investissement», et cette économie fébrile fit éclater la «bulle Internet». C’est dans cette période où il s’agit de prendre avant les autres des positions concurrentielles que s’invente le mot startup, composé de start (débuter, démarrer) et de up (décoller, prendre de la hauteur). Ce terme désigne une société tirant sa puissance d’un démarrage «explosif». Ces «jeunes pousses222» cherchent à accumuler du capital le plus vite possible pour être rapidement revendues à une entreprise de taille plus importante (peu restent autonomes à moyen terme). Cette économie dite nouvelle a besoin pour se constituer de créer une rupture terminologique avec ce qui serait du côté de l’ancien pour motiver la nécessité de «lever des fonds». L’expression «Web 2.0», dont nous verrons plus loin d’où elle provient, a pour volonté d’agglomérer ces startups en «écosystèmes».

Cette volonté de faire système ne va t-elle pas à l’encontre du principe fondateur d’internet reposant sur une décentralisation? Un premier élément de réponse nous est donné dans une conférence donnée par Benjamin Bayart en 2007, intitulée «Internet libre, ou Minitel 2.0223?». L’enjeu de l’argumentaire va consister à montrer en quoi Internet court le risque de devenir ce qu’a été le Minitel: une boîte fermée aux pratiques. Apparu au début des années 80, le Minitel [Fig. 115] Fig. 115 est une machine de conception française considérée comme un «terminal passif224», destiné uniquement à la consultation d’informations. Matériellement, le Minitel se compose d’un clavier solidaire d’un écran. Sa coque quasi mono-bloc n’incite nullement à l’ouverture ou au bricolage. Un modem interne lui permet d’accéder à des services en ligne centralisés par l’organisme Vidéotext (Télétel), comme les annuaires personnels ou professionnels, la vente par correspondance (vpc), et les rencontres en ligne («Minitel rose» ). L’utilisateur n’achetait pas l’objet Minitel, mais des services facturés à la minute sur la note téléphonique (cette simplicité économique et technique a grandement contribué à la réussite du projet). Le Minitel ne comprend ni dispositif de stockage ni unités de traitement. Il ne peut pas modifier les informations reçues. Les données ne sont jamais stockées chez l’utilisateur; il ne peut d’ailleurs pas vraiment en créer. Cela implique que chaque consultation entraîne une actualisation des informations. Il n’y a sur elles aucune possibilité d’intervention, de correction ou de publication. Les données sont vérifiées, centralisées, fermées. Il y a un ordinateur qui est le centre du réseau, et des machines passives qui s’organisent en étoile autour de lui:

Le réseau normal jusqu’à Internet, en fait tous les réseaux sauf Internet, ce sont des réseaux centrés : il y a un centre du réseau qui contient, selon le contexte, la base de données, la puissance de calcul, les informations, l’intelligence, pour faire rapide225.

L’argumentaire de Benjamin Bayart comparant le «Web 2.0» au Minitel se focalise principalement sur les modalités d’accès à Internet. Concrètement, Internet repose à l’origine sur une neutralité des informations circulant dans ce que Benjamin Bayart nomme «les tuyaux». N’importe quelle donnée est équivalente à une autre, il n’y a pas d’attribution de priorités discriminantes. Or, l’accès au réseau tel qu’il s’organise et se centralise progressivement autour des «opérateurs télécom» dominants entraîne une régulation qui fait apparaître des disparités dans la répartition des paquets de données. Les principaux acteurs trient les informations qu’ils font transiter, en ralentissant ou en bloquant certaines sources. Ainsi certains sites trop gourmands sont bridés en «bande passante», puisqu’ils ne rapportent rien économiquement. C’est pourquoi un site web comme YouTube est plus lent si l’on y accède depuis le réseau Free que depuis le réseau d’un «fournisseur indépendant» tel que fdn226. Le fait de pouvoir choisir parmi plusieurs fournisseurs d’accès à Internet devrait permettre de s’affranchir de monopoles centralisateurs, mais le poids économique des petits opérateurs reste faible. Ils sont fréquemment tenus à l’écart des commissions décisionnelles puisque les grands opérateurs s’entendent, plus ou moins discrètement, sur les tarifs et «stratégies» de développement. Ceux-ci pérennisent leurs positions sur le marché en refusant «l’interconnexion» (peering), c’est-à-dire le fait d’échanger du trafic Internet avec les petits opérateurs. De surcroît, la plupart des services s’appuyant sur Internet tendent à ne plus se structurer de façon décentrée. Benjamin Bayart donne plusieurs exemples allant dans ce sens, comme celui de la discussion instantanée (chat):

En Minitel quand je discutais depuis Marseille avec mon pote marseillais, nos questions et nos réponses passaient par Paris, on fait pareil maintenant. Oui ça c’est du Minitel, on remonte tout à Paris puis on redispatche après. […] Savoir où passent mes communications quand je fais de la messagerie instantanée, ça c’est un bon exemple : quand j’étais étudiant et que je voulais bavarder avec mon pote qui était en stage en Écosse, je me connectais en ce temps-là en Telnet227 à sa machine en Écosse et nous discutions avec un outil qui s’appelait Talk. C’est-à-dire que la connexion était directe de sa machine à la mienne et nous discutions ensemble, en fait nous « chations en peer-to-peer » pour faire moderne. De nos jours pour faire pareil, ce qu’on se dit ça transite chez Microsoft, parce qu’en France l’outil dominant c’est msn, ben je suis désolé msn c’est du Minitel, Talk c’est de l’Internet228.

Les services qui transforment Internet en Minitel mettent en avant la supposée complexité technique de leurs concurrents «logiciels» pour mieux imposer leurs solutions centralisées. De par leur position hégémonique, ces services cherchent à faire voir leurs prédécesseurs comme des alternatives. Or, et c’est ce qu’aura compris la fondation Mozilla, les acteurs du «libre» doivent se soucier d’obtenir et de conserver une importante «base d’utilisateurs», pour donner corps aux idées défendues. La fin de la conférence de Benjamin Bayart insiste ainsi sur l’engagement individuel comme défense d’Internet, l’Internet qui n’a pas de version numérotée, l’Internet tout court — tout le contraire du fantasme d’un supposé nouvel état du Web. La dénonciation par Benjamin Bayart d’un retour du Minitel dans l’Internet sous le titre de «Minitel 2.0» fait ainsi directement référence à l’expression «Web 2.0», définie et popularisée par Tim O’Reilly dans son texte manifeste de 2005 où il entend définir des «modèles de conception et d’affaires pour la prochaine génération de logiciels229». La traduction française définit le design comme une activité de modélisation et de conception («design patterns» ). Cette attention portée au recul et à la prévision peut se relier à la notion de «stratégie». Dans L’invention du quotidien, Michel de Certeau dit de la stratégie qu’elle ne fonctionne que depuis un lieu délimité placé en retrait:

J’appelle stratégie le calcul (ou la manipulation) des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir […] est isolable. Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et d’être la base d’où gérer les relations avec une extériorité de cibles ou de menaces […]. Comme dans le management, toute rationalisation « stratégique » s’attache d’abord à distinguer d’un « environnement » un « propre », c’est-à-dire le lieu du pouvoir et du vouloir propres. Geste cartésien, si l’on veut : circonscrire un propre dans un monde ensorcelé par les pouvoirs invisibles de l’Autre. Geste de la modernité scientifique, politique, ou militaire230.

Le lieu propre du stratège est situé en hauteur, il voit plus loin que les autres. Le stratège se déplace peu, il dirige ce qui advient. Cette prévision permet de prendre un avantage décisif sur les concurrents par une économie d’efforts. On comprendra que ce type de design est orienté vers un lieu circonscrit, vers une vision vue à l’avance. Cette supériorité de la prévision s’incarne dans la notion fondatrice du «Web 2.0»: «le Web en tant que plate-forme231» [Fig. 115]. Fig. 118 Historiquement, la plate-forme sert à organiser la répartition de wagons transportant des marchandises; spatialement, la plate-forme est la métaphore d’un système économique organisé. Le Web y est pensé comme un support horizontal permettant d’adresser des contenus à des sources multiples. Il s’agit de s’affranchir de logiciels développés pour des machines spécifiques au profit de programmes résidant dans le navigateur, potentiellement accessibles depuis n’importe quel terminal connecté. Comme le suffixe «.», le mot plate-forme suggère une hauteur et un recul nécessaires pour provoquer des ruptures. Dans le texte de O’Reilly, la plate-forme est un centre potentiel, un repère pour ce qui l’entoure:

Comme de nombreux concepts majeurs, le Web 2.0 n’a pas de frontière claire mais plutôt un centre de gravité. Vous pouvez voir le Web 2.0 comme un ensemble de principes et de pratiques qui, à la manière d’un système planétaire, verrait des sites utilisant tout ou partie de ses préceptes graviter à des distances variables du centre en question232.

Internet étant un réseau par nature acentré, il est troublant que le Web, dans sa supposée deuxième version, puisse avoir «un centre de gravité». Com me l’indique le titre de l’article fondateur du «Web 2.0», O’Reilly cherche à penser des «modèles», c’est-à-dire des principes généraux autour desquels «graviteraient» (seraient issues) des modélisations. La gravité renvoie à l’idée d’organisation autour d’un point central. En astronomie, on dit des planètes qu’elles font des révolutions autour d’une étoile centrale, c’est-à-dire des tours complets avec retour au point de départ. O’Reilly entend poser les bases d’une «révolution logicielle233» en pensant un centre qui serait la base (le modèle) d’une «nouvelle» économie. Il s’agira évidemment de prendre des parts de ce centre économique. L’intelligence, que Benjamin Bayart inscrit «à la périphérie du réseau», se voit ici dirigée par des «intermédiaires intelligents234». Ces contremaîtres centralisent les données dispersées dans la «banlieue du Web». La banlieue est étymologiquement ce qui est mis au ban, le lieu de l’écart. O’Reilly présuppose donc que l’intelligence de la périphérie ne puisse advenir qu’en présence de «connecteurs» rendant possible une «coopération». La numérotation «2.0» induit l’idée d’une évolution par rapport à un Web d’avant. Le 2 étant un chiffre supérieur au 1, il y aurait ainsi une progression dans ce passage à la plate-forme, à l’étage du dessus. Cette terminologie pose une équivalence problématique entre une évolution des spécifications techniques des codes sources (numérotation de versions, ou «versioning ») et une intrication d’usages et de pratiques, au sens où l’entend Michel de Certeau235.

Ce passage de la fonction à la «fonctionnalité» nous dit quelque chose d’une façon de faire du numérique. Le terme de fonctionnalité désigne une conception divisée en plusieurs éléments, où la valeur du produit découle de l’addition d’outils et d’assistants. Il s’agit de fragmenter le produit en unités fluidifiées, où chaque partie peut être développée de façon autonome et être rapidement remplacée. Cette volonté de chercher à tout numéroter équivaut à voir le monde sous l’angle de fonctionnements, dont l’accumulation serait en soi créatrice de valeur économique, ce qu’exprime la conclusion de Tim O’Reilly, intitulée «Enrichir les interfaces utilisateur».

  1. 214

    Ces aller-retour entre utopies et dystopies, partages et capitalisations sont racontés en détails dans: F. Turner, Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence [2006], trad. de l’anglais par L. Vannini, Caen, C&F, 2012. 

  2. 215

    Fondée en 1985 par Stewart Brand et Larry Brilliant, The Well est l’une des plus anciennes communautés virtuelles encore en activité. 

  3. 216

    W. Gibson, Le Neuromancien [1984], trad. de l’anglais par J. Bonnefoy, Paris, J’ai lu, coll. Science-Fiction, 2001. 

  4. 217

    Seeker1, «Le cyberpunk, contre-culture des années 90? Le quartier chaud de la communauté virtuelle», 2002. 

  5. 218

    D. Kleiner, The Telekommunist manifesto, Amsterdam, Institute of Network Cultures, coll. Network Notebooks, no 3, 2010, p. 15: «Platforms such as internet email, and internet relay chat were based on a distributed structure that no one owned or controlled. This structure was accepted by the most enthusiastic early adopters of the internet, such as public institutions and non-government organizations. However, capitalist investors were unable to see how such an unrestricted system would allow them to earn profits. The internet seemed anathema to the capitalist imagination.» 

  6. 219

    Centralisation de la gestion des noms de domaine par l’icann (usa), Internets nationaux (Iran, Chine), pression sur les opérateurs télécom (censure des contenus), accès aux données personnelles (scandale prism/nsa), etc. 

  7. 220

    D. Kleiner, The Telekommunist manifesto, ibid. 

  8. 221

    Dmytri Kleiner donne ainsi l’exemple des modems de connexion à Internet, qui avaient à l’origine le même débit entre chargement et téléchargement. Les opérateurs télécom ont ensuite mis en place un débit asymétrique, qui favorise le chargement au détriment de la mise en ligne de nouveaux contenus. L’utilisateur est ainsi incité à consommer plus qu’à créer. 

  9. 222

    Traduction française courante pour du mot anglais startup. Ce terme prend aujourd’hui une conception élargie, et peut donc s’appliquer à toute entreprise à croissance (présumée) rapide. 

  10. 223

    B. Bayart, «Internet libre, ou Minitel 2.0?», conférence donnée aux 8es rencontres mondiales du logiciel libre à Amiens le 13 juillet 2007. 

  11. 224

    Ibid. 

  12. 225

    Ibid. 

  13. 226

    fdn

  14. 227

    Telnet (TErminal NETwork ou TELecommunication NETwork, ou encore TELetype NETwork) est un protocole réseau utilisé sur tout réseau supportant le protocole TCP/IP. Le but du protocole Telnet est de fournir un moyen de communication très généraliste. 

  15. 228

    B. Bayart, «Internet libre, ou Minitel 2.0.», op. cit. 

  16. 229

    T. O’Reilly, «Qu’est ce que le Web 2.0: Modèles de conception et d’affaires pour la prochaine génération de logiciels» [2005], trad. de l’anglais par J.-B. Boisseau, Internet actu, avril 2006. Titre original: «What Is Web 2.0. Design Patterns and Business Models for the Next Generation of Software». Une autre traduction, réalisée par la SSII Eutech indique comme titre: «Qu’est ce que le Web 2.0: modèles de conception et d’affaires pour la prochaine génération de logiciels.». On voit ici le problème que pose le mot software, dont la traduction hésite entre programme et logiciel. 

  17. 230

    M. de Certeau, L’invention du quotidien, tome 1, Arts de faire [1980-1990], Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 2005, p. 59. 

  18. 231

    T. O’Reilly, «Qu’est ce que le Web 2.0», op. cit.: «Le Web en tant que plate-forme». 

  19. 232

    Ibid. 

  20. 233

    Ce mot est présent plusieurs fois dans le texte de O’Reilly: «révolutions industrielles», «révolution logicielle», «la révolution du PC», «la révolution Web 2.0». 

  21. 234

    Ibid.: «intelligent broker». Un broker (en français: courtier) est une personne qui sert d’intermédiaire pour une opération financière. 

  22. 235

    M. de Certeau, op. cit, p. 57: «Stratégies et tactiques».