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Un modernisme obsolescent

Les formes développées par Dieter Rams au sein du département design de Braun (créé en 1961) vont progressivement s’articuler et s’organiser pour former un langage : un lexique et une syntaxe. Les perforations, les boutons circulaires, les typographies linéales, les leds discrètes, etc. développent l’idée d’une confiance en l’avenir et d’une croyance au progrès, utopie économique de la bonne consommation124. Ces appareils aux composants électroniques de plus en plus nombreux125 rassurent par leur lisibilité maximale. Ces objets simples et serviles sont nos fidèles compagnons, sur lesquels le temps ne semble pas avoir de prise. Ils ne défaillent pas, se patinent sans s’altérer, et se réparent aisément (vis standards facilement repérables). Ils sont les témoins inlassables d’une époque d’avant le premier choc pétrolier (1973), qui portait ces formes épurées comme étendard d’une Allemagne pacifiée et ouverte sur l’exportation. Durant les quarante ans passés par Dieter Rams chez Braun, ces formes logiquement organisées vont se transformer en style. Nous entendons ici par «style» un ensemble de formes qui reviennent d’un objet à un autre. Tout comme l’idée de bonté, le style met en doute l’aphorisme de Sullivan suivant lequel la forme se déduirait de la fonction. La récurrence de types de courbes et de couleurs d’indication sont davantage le fait d’une grammaire et d’un lexique (traces d’une subjectivité) que d’une stricte déductibilité d’une forme par rapport à une fonction. Si Dieter Rams n’a cessé de répéter que le designer n’était pas un artiste126 et que sa production est industrielle, sa neutralité deviendra paradoxalement le signe d’une expressivité. Alors qu’il ne souhaitait pas que ses objets bavardent, sa manière d’agencer les formes est devenue identifiable comme telle (le style Rams). L’objet Braun se fige dans une expression de la neutralité. Ayant traversé l’époque pré-numérique durant laquelle nous avons vieilli ou grandi, les productions Braun incarnent ce passage de la technique aux «nouvelles» technologies. Nous distinguons ici la technique, qui désigne un mode d’accès aux choses directement lié au geste et donc au corps, de la technologie, pensée visant à l’établissement de méthodes scientifiques, c’est-à-dire nommables, réutilisables et identifiables. L’hégémonie tant linguistique que productive de la culture anglaise va favoriser le déploiement et l’adoption généralisée de ce terme (technology), ce qui ne va pas sans poser un certain nombre de problèmes étymologiques et sémantiques. Cette transition entre deux mondes complexifie et problématise le réemploi par Apple du langage fonctionnel hérité du moralisme ulmien.

Conçu par Steve Wozniak127, l’Apple I (1976) [Fig. 62] Fig. 62 est livré avec ses plans de montage. Sa structure en bois (assemblée manuellement) et son mode de commercialisation valorisent l’idée d’un objet ouvert, appropriable et reproductible128. L’Apple I opère, au-delà de son côté do it yourself (assemblé à la main), plusieurs ruptures avec le modèle technique précédent : langage de programmation adaptable et documenté (le basic), ports de branchement pour cartes et lecteurs externes pouvant être librement choisis par un utilisateur vu comme un co-créateur. Le public était visé plus par ses compétences (bricoleur, etc.) que par ses besoins. Cet objet est en adéquation avec les valeurs de son époque : utopies participatives, confiance en l’avenir, souplesse économique et American Dream, refaire le monde dans son garage. Wozniak ne pensait pas a priori en termes économiques. Le prix de vente de 666,66$ est choisi car il est «cool» et «plus facile à taper sur un clavier129». Dans cette démocratisation de l’ordinateur se joue aussi l’idée d’ouvrir ou de faire ouvrir un objet qui, s’il fait rupture, ne fait pas pour autant modèle en raison de sa modularité. L’Apple I n’a été conçu un designer, du moins par quelqu’un se revendiquant comme tel.

L’Apple II (1977) [Fig. 65] Fig. 65 va se développer autour du constat que peu de personnes se saisissent du mode d’emploi et des possibilités d’ouverture de l’Apple I. Steve Jobs, désormais au centre d’Apple, va orienter la société vers la conception d’objets nécessitant le moins d’efforts possibles. Ainsi, l’iMac G3 (1998) [Fig. 74] intègre dans un même boîtier translucide l’unité centrale et l’écran. Au-delà de sa volonté de désencombrer le bureau, Fig. 74 cet objet nous prive de la possibilité de rajouter des composants internes tels que les mémoires ram (ce qui sera corrigé dans une version ultérieure). Cette simplification entraîne de nombreuses restrictions. Cette tendance va s’affirmer et se radicaliser ces quinze dernières années : batteries inamovibles, Apple Store130 rigide et censuré, os propriétaire, connectique non-standard, etc., l’iPad [Fig. 76] Fig. 76 constituant le paradigme de l’objet fermé et dominant. En cachant les indicateurs non-nécessaires et en cloisonnant les éléments techniques, les produits Apple donnent l’illusion d’une mono-fonctionnalité dans une typologie de produit perçue habituellement comme confuse et compliquée. Le pont entre le hardware et le software se fera, à partir de 2005, par le développement du système d’exploitation ios pour terminaux mobiles. Ce dispositif s’organise autour d’apps, petits carrés clos sur des usages prévisibles.

La modernité enthousiaste de Braun inscrivait la confiance en l’avenir par des objets solides et lisibles. Dans l’héritage ulmien d’une industrie régulée et contrôlée par le designer, les nouveaux produits ne remplacent pas les précédents. La notion de nouveauté est absente de ces formes mutiques, organisées logiquement dans l’habitat. Les modules de Braun s’alignent sur les étagères Vitsœ dans une optique de «design system» [Fig. 79]. Fig. 79 Même si les objets portent des sigles chiffrés (G11, SK2, SK4, T3, etc.), l’un ne dépasse pas l’autre. Ils traversent les années comme des fidèles compagnons, des «majordomes131» effectuant inlassablement les tâches pour lesquelles ils ont été programmés. Chez Apple, au contraire, un nouveau modèle chasse régulièrement le précédent. Cela se traduit dans le versioning (numérotation croissante) des noms des produits (iPhone 1 à 5S), qui dévalorise le chiffre inférieur, comme dans le classement d’une compétition sportive. Les dimensions des produits varient légèrement d’un modèle à l’autre, ce qui les rend incompatibles avec les accessoires des anciens modèles. Cette obsolescence moins matérielle que stylistique est basée sur un prix élevé et sur une communication fonctionnant sur le mode de la rareté. Il est reconnu que l’impossibilité de lire un document dans un format récent avec un ancien programme pousse l’utilisateur à s’équiper du nouveau logiciel. Si l’en est ainsi d’Apple comme de la plupart des éditeurs, Microsoft va cependant plus loin en rendant illisible des formats anciens par des logiciels plus récents de la même famille. Au fond, ces pratiques qui dépassent largement le cas d’Apple nous interrogent sur des façons de faire du design qui ne chercheraient pas à masquer leur intentions sous des formes en inadéquation avec les discours développés.

  1. 124

    C. Geel, «L’ordre sans qualité. Du décor et de la décoration», op. cit., p. 102: «Ces deux mouvements [Ulm et les ‹radicaux› italiens] partageaient aussi une vision politique de gauche, qui ne condamnait pas la société de consommation.» 

  2. 125

    Le transistor du SK2 permet de réduire la taille de cette radio. 

  3. 126

    D. Rams, conférence «Design ist Eine Verantworlitche Aufgabe der Industrie» [ 1977 ], dans: S. Lovell, Dieter Rams. As little design as possible, op. cit., p. 344, «Le designer n’est pas un «artiste ou un décorateur [mais un] ingénieur de la forme […] Son travail est essentiellement rationnel au sens où ses décisions sont soutenables, vérifiables et compréhensibles.» Traduction de l’auteur. 

  4. 127

    S. Wozniak, G. Smith, iWoz [2006], trad. de l’anglais (États-Unis) par L. Delplanque Paris, École des Loisirs, coll. Médium Documents, 2011. 

  5. 128

    Preuve en est donnée avec divers projets de reconstruction à l’identique de cette machine, dont un exemple est visible à l’adresse suivante: http://www.apple1.fr/construction.html

  6. 129

    S. Wozniak, «$666.66 seemed like a good idea»

  7. 130

    L’Apple Store est une boutique en ligne de musique, vidéos et applications destinées aux terminaux Apple. 

  8. 131

    Erwin Braun, cité dans: D. Rams, «Der Apple fällt nicht weit vom Stam», Stern, op. cit. : «Erwin Braun sagte einmal, ein Gerät müsse wie ein englischer Butler sein. Zu Diensten, wenn man es braucht. Im Hintergrund, wenn es nicht benötigt wird. Also haben wir vor allem darauf geachtet, dass unsere Produkte leicht zu bedienen sind und auf alles verzichten, was der Benutzer nicht braucht. Genau das macht Apple auch. Keinen Firlefanz.»