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Le silence du design

La stabilité des formes ulmiennes permet à Apple d’introduire des notions de solidité et de fiabilité dans des objets aux composants miniaturisés inaccessibles, dont les possibilités et fonctions multiples échappent à l’entendement. Reste ainsi en suspens la question de l’expressivité fonctionnelle d’objets sans fonction principale. Les radios Braun, même composées de quelques éléments basiques, sont destinées à diffuser du son. Comment dire à quoi sert un ordinateur ? Dès lors, comment penser la déductibilité d’une forme si manque la fonction ? La persistance et la récurrence actuelle de formes issues d’objets mono-fonctionnels est pour Catherine Geel le symptôme du manque de discours des designers sur leur production actuelle, et plus généralement sur leur rôle et leur responsabilité au sein de l’industrie et de la société:

La reprise de ces formes incarne le silence du design. Le mutisme, l’incapacité à parler, les designers l’expriment aujourd’hui dans ces objets-projections aux coins ronds et aux surfaces planes, aux plastiques veloutés. Le discours [sur un mode autobiographique] qui s’incarne essaye d’éloigner toute volonté de marquer un environnement comme référence à la modernité. […] L’environnement domestique n’est plus le fait que d’une succession d’appareils sympathiques à la technologie amicale comme une caricature du surpassement de l’angoisse supposée148.

Au-delà d’Apple, Fig. 91 des designers comme Jasper Morrison (Rowenta) [Fig. 91], Sam Hecht (LaCie) [Fig. 92] ou Naoto Fukasawa (Muji) [Fig. 94] emploient aujourd’hui des formes mutiques, blanches, vides de discours. On peut légitimement se demander si cette transposition distanciée de blocs perçus comme fonctionnalistes ne serait pas un choix «par défaut» Fig. 92 dans une époque qui refuserait d’affirmer un style et des positionnements. Le récent «redesign» de ios7 («système d’exploitation» pour les terminaux mobiles Apple) ne rompt qu’en apparence avec l’ancien dispositif marqué par des interfaces en trompe l’œil (dites «skeomorphiques»). Les aplats et contours anguleux donnent l’impression d’une maîtrise fluidifiée Fig. 94 des opérations invisibles du «processeur» calculateur. Le discours moderne se fait générateur de slogans: «Vous savez que c’est du bon design quand vous l’utilisez», «La vraie simplicité est bien plus que l’absence d’encombrement ou que la suppression d’éléments décoratifs149», etc. Plus que jamais, le modernisme est le «style» des nouvelles technologies. Le design de ces programmes (du moins sa communication) réside dans la disposition des pixels des interfaces bien plus que dans la structuration des codes sources et des modalités de circulation des données. Paradoxe: alors que l’on parle ça et là de l’importance «stratégique» d’un design «innovant», les objets dominants qui s’en réclament ne seraient pas inventifs. Le caractère «amical» («user friendly») des programmes numériques serait alors une façon de surmonter les contradictions de l’époque par un recouvrement de styles incapables de faire paraître la technique dans sa puissance de nouveauté.

  1. 148

    C. Geel, «L’ordre sans qualité. Du décor et de la décoration», op. cit., p. 107. 

  2. 149

    J. Ive, «ios7 Design»: «You know good design when you use it […] Simplicity is actually quite complicated. Simplicity is often equated with minimalism. Yet true simplicity is so much more than just the absence of clutter or the removal of decoration.»