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Entre calculable et incalculable

Notre étude des distinctions entre les notions de dispositif et d’appareil nous a permis d’envisager deux façons de faire du design, et par conséquent deux voies possibles pour le design des programmes:

La première approche, celle des dispositifs, consiste à anticiper dans la conception de l’objet des modes d’emploi. Ce qu’on entend habituellement, sans penser qu’il y a là problème, par «réponse à un besoin», «interfaces transparentes» ou «simplicité d’emploi» nous semble aller dans ce sens. Il y a en germe l’idée de placer dans le programme des orientation, des comportements, des directions. Si ces «données» sont heureusement toujours dépassables (comme nous l’apprend Michel de Certeau), il semble malgré tout que la force de certains conditionnements invisibles logés au sein de certains programmes numériques soit de plus en plus puissante. Cette volonté de contrôle, qui avance parfois à couvert, nous paraît aller à l’encontre de la fondamentale capacité humaine à «s’individuer». En proposant des situations où il est de plus en plus difficile de s’exercer, ce type de design refuse aux êtres humains leur capacité à se différencier de ce qu’ils sont déjà. Telle est la façon de faire que nous souhaitons écarter dans cette thèse pour proposer une pensée du design au fait d’écarts et de marges non modélisés.

La deuxième approche, celle que nous souhaitons soutenir, interroge directement la relation entre art et industrie. Sans que ces deux notions ne soient superposables, industrie et mécanique inquiètent, depuis Baudelaire, ceux qui refusent à la modernité son abandon de la tradition et son extériorisation des savoir-faire (notion qui, comme on l’a vu, n’est pas consubstantielle à la modernité mais traverse toute l’histoire de l’humanité). La pensée d’un appareillage technique permet de dépasser cette opposition en s’inscrivant à la fois dans une conscience de la technique et dans une acceptation de sa dimension hétérogène. L’importance du réglage rend possible pour l’utilisateur une sortie de sa situation d’usage. Parallèlement, l’exercice d’un appareil ouvre un temps qui échappe à la conscience. Ce «temps des appareils» est l’endroit d’un décisif imprévu. Le fait qu’une technique travaille d’elle-même, sans intervention humaine, est l’acceptation (et non pas la renonciation) de la dimension mécanique constitutive de notre époque. Si, comme l’indique Walter Benjamin, les époques se définissent par des techniques, alors un comportement anti-technique est par conséquence une position de recul. Cette posture «d’autonomie» échoue à comprendre ce qui, dans la modernité, diffère de conditions passées.

Dans les faits, ces deux approches ne sont pas tout le temps facilement séparables. Par exemple, bien que les appareils photographiques dits numériques conservent généralement des réglages hérités en partie de l’époque analogique, la présence quasi systématique d’un «mode automatique» ne peut être comparée au placement non choisi des boutons de l’appareil argentique. Dans le mode automatique, les choix sont déjà faits par d’autres, il y a un encodage de savoir-faire sur lequel nous n’avons généralement que peu de prises: comment lire le programme qui calcule les «bonnes conditions» de prise de vue? Il est possible de penser que, dans ce mode, le sujet abandonne sa singularité à des comportements calculés, décidés par d’autres. Encore une fois, ce qui pose problème ici n’est pas l’automatisation (la mécanisation) en tant que telle, c’est son non accès, son invisibilité. Si tout le monde n’est pas forcément au fait du fonctionnement des techniques, cette situation d’ignorance ne pourra que croître si les objets qui nous entourent ne nous laissent pas cette possibilité (non cette obligation). Un appareil photo «reflex» est ainsi un lieu de contradictions entre des logiques d’ouverture et de fermeture. Le terme reflex désigne l’abréviation de la «réflexion» de la lumière sur un miroir, et renvoie aussi, en anglais, à «réflexe», c’est-à-dire à une «réaction immédiate se déclenchant mécaniquement face à une situation donnée avant toute réflexion et indépendamment de la volonté504». On comprendra qu’un tel design n’est pas souhaitable. Mais «réflexe» renvoie aussi à reflexum, acte de réfléchir et retour vers soi. Ce que précisément le concept d’appareil rend possible, c’est l’espacement du temps mécanique de l’enregistrement, ainsi séparé de comportements réflexes.

Dans le domaine des programmes numériques, on pourra par extension penser la notion «d’appareillage» comme ce qui permet de prendre conscience des déterminations techniques des algorithmes. La constitution et le traitement de données par des algorithmes ne sont pas de l’ordre d’une «pose», mais d’une efficience. Il s’agit de soumettre des entités «discrétisées» à un calcul. Que ce calcul ne soit pas (ou très difficilement) accessible, voilà qui explique que cette opération ne soit pas immédiatement pensable sous l’ordre d’un réglage. Un algorithme ne se règle pas, il s’exécute. Pour autant, avec le développement des interfaces visuelles, nous avons la possibilité d’agir sur ces calculs. De même, avec un apprentissage progressif, nous pouvons espérer apprendre et agir sur tout ou partie des «codes sources». Le temps des appareils, temps sans sujet, peut alors voisiner avec une reprise en main des opérations techniques. C’est dans la tension entre le calculable et l’incalculable que s’avère l’imprévu des programmes.