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Insouciance et commodité

L’histoire de l’informatique est à la croisée des instruments de calcul (les machines à calculer) et des sciences de l’information (la volonté de rationaliser et d’organiser logiquement les textes, images et vidéos). Cette double intention de ramener de la logique dans du divers opère une possible restriction de l’indétermination de l’existence humaine:

L’existence humaine tient à l’indétermination. L’une des conséquences de cette idée se donne sous la forme du paradoxe suivant : l’humanité, qui ne trouve certes pas son abri essentiel dans l’insouciance, doit néanmoins éprouver l’imprévisibilité comme l’élément essentiel de son existence. […] Je dirai qu’une vie devient une existence dans la mesure où elle est concernée par ce qui n’est pas écrit d’avance. À la différence du simple vivant l’être qui existe n’est pas un être programmé507.

Pierre-Damien Huyghe distingue dans cet extrait la vie de l’existence. L’homme serait distinct de l’animal en tant qu’il lui faut s’extraire à la fois de la subsistance et «l’insouciance» pour entrer dans l’existence. Dans la subsistance, l’animal est orienté par des besoins à combler dans l’immédiat. C’est une vie qui ne peut sortir d’elle-même, dirigée et «programmée». L’être placé dans la subsistance ne peut pas ne pas penser à survivre. C’est pourquoi un être humain placé sous le régime de la subsistance ne vivrait pas une vie authentiquement humaine. Or, si une vie nous importe, c’est en tant qu’elle échappe à la nécessité, quand elle s’échappe d’une orientation vue d’avance. Le terme d’«insouciance» (Huyghe) peut être compris suivant la conception que donne Rousseau de l’homme «à l’état de nature» (état conceptuel et non fondé historiquement) dans son Discours sur l’origine de l’inégalité. Un tel homme est, nous dit Rousseau, parfaitement «satisfait dans ses besoins508». La nature lui offre quantité de «commodités509» qui le «rassasient» chaque jour. Il n’a ni le souci de soi ni celui des autres car son accomplissement matériel le condamne à l’autarcie et l’absente par là de toute socialisation. «Dispersé510» parmi les animaux, «il se porte tout entier avec lui-même511». Il n’éprouve pas le sentiment du manque car rien ne lui fait défaut. Ce n’est que depuis un point de vue extérieur, celui du lecteur (et de Rousseau) qu’il peut nous apparaître «privé de toutes ces inutilités que nous croyons si nécessaires512». Là où l’on attendrait utilités en lieu et place d’«inutilités», Rousseau semble faire de ces deux termes des synonymes. On comprend que l’enjeu d’une critique des inégalités a trait au dépassement de l’opposition entre utile et inutile. C’est en ce sens que nous pourrions distinguer la prudence de la prévision. L’humanité ne saurait trouver son «abri essentiel dans l’insouciance» (Huyghe). L’insouciance indique une absence de distanciation vis-à-vis des environnements de vie et des autres. Or, pour reconnaître l’autre comme quelqu’un avec qui il est possible d’échanger, il faut qu’il existe une distance, sans quoi tout dialogue est impossible. L’humanité ne peut se satisfaire d’une absence de responsabilité qui la condamnerait à oublier ce qui fait d’elle autre chose qu’un attroupement d’êtres. L’essai de Rousseau cherche à penser le passage d’hommes «dispersés» à une assemblée d’êtres doués de parole. L’insouciance est ici un état stabilisé, dans lequel la permanence des ressources naturelles endort l’humanité. En ce sens, «l’homme à l’état de nature», certain de trouver chaque jour des mets suffisants, s’endort dans une auto-satisfaction. Ce n’est que lorsqu’il sort de cet état de commodité qu’il peut se doter du langage, de la politique et de la technique: l’homme sauvage doit éprouver son imperfection pour pouvoir exister.

Dans ce nouvel état, avec une vie simple et solitaire, des besoins très bornés, et les instruments qu’ils avaient inventés pour y pourvoir, les hommes jouissant d’un fort grand loisir l’employèrent à se procurer plusieurs sortes de commodités inconnues à leurs pères ; et ce fut là le premier joug qu’ils s’imposèrent sans y songer, et la première source de maux qu’ils préparèrent à leurs descendants ; car outre qu’ils continuèrent ainsi à s’amollir le corps et l’esprit, ces commodités ayant par l’habitude perdu presque tout leur agrément, et étant en même temps dégénérées en de vrais besoins, la privation en devint beaucoup plus cruelle que la possession n’en était douce, et l’on était malheureux de les perdre, sans être heureux de les posséder513.

La «commodité» dont parle Rousseau est un oubli de l’être dans ce qui fait son existence, à savoir la possibilité de toujours pouvoir et vouloir devenir autre que ce qu’il est. L’oubli de sa condition incommode fait de l’homme attiré par le luxe un ennemi de la vie en société, et donc une menace pour les États. La virulente critique que fait Rousseau du luxe514 peut être comprise comme un retour de l’homme «civil» à l’état de nature (qui, rappelons-le, n’est pas un âge d’or). Pour le dire en des termes proches de Walter Benjamin, le luxe fait décliner les capacités techniques (la technique n’a pas lieu d’être chez l’homme sauvage). Le fait que la commodité ramollisse l’homme permet de comprendre la formule suivant laquelle des inutilités puissent devenir nécessaires. La reproduction de l’espèce humaine dans une stabilité confortable n’est pas propice au développement des États. Rousseau rend la propriété privée responsable des inégalités515. La commodité créé de «l’inégalité» (c’est l’objet du discours que de situer son origine) par une hiérarchisation des arts inversement proportionnelle à leur «usage». L’agriculture est dévalorisée car «indispensable» (nécessaire) à tous, et peut donc être exercée par un grand nombre de personnes, de préférence les plus pauvres. Les produits agricoles doivent être vendus peu chers pour rester accessibles516. Ce sont donc les arts les plus inutiles qui vont être les plus lucratifs, c’est-à-dire ceux qui proviennent du luxe. Les arts libéraux et mécaniques, s’ils «enrichissent les États» sont aussi la cause de leur «dépérissement». Ces commodités dégénèrent en «vrais besoins», qui s’additionnent aux besoins «bornés» des débuts de la vie en société. Elles font oublier l’existence au détriment de la conservation517. La recherche du confort affaiblit l’homme civil en le rendant inattentif à lui-même. Ce que dit Rousseau du caractère «commode» des productions humaines dont la dépossession est source de souffrance peut être relié à ce que dit Hannah Arendt des «œuvres» humaines, qui s’ajoutent au monde naturel:

Les hommes sont des êtres conditionnés parce que tout ce qu’ils rencontrent se change immédiatement en condition de leur existence. Le monde dans lequel s’écoule la vita activa consiste en objets produits par des activités humaines ; mais les objets, qui doivent leur existence aux hommes exclusivement, conditionnent néanmoins de façon constante leurs créateurs518.

Le «conditionnement» dont parle Hannah Arendt articule le naturel et l’artificiel, qui tous deux vont influer les modes de vie et de pensée des hommes. Ce qui est fait par l’homme le conditionne, au sens où «la condition humaine de l’œuvre est l’appartenance-au-monde». Arendt distingue la «condition humaine» de la «nature humaine». La nature humaine ne saurait être définie de façon stable, sauf à recourir à une entité extérieure telle que Dieu.

D’autre part, les conditions de l’existence humaine – la vie elle-même, natalité et mortalité, appartenance au monde, pluralité, et la Terre – ne peuvent jamais «expliquer», ce que nous sommes ni répondre à la question de savoir qui nous sommes, pour la bonne raison qu’elles ne nous conditionnent jamais absolument519.

Arendt poursuit ensuite en repartant des différents types de vie (bios) distingués par Aristote. Un être qui vivrait uniquement pour continuer à vivre ne serait pas authentiquement humain. Lier la vie humaine à l’attrait pour les choses non utiles et non nécessaires permet de penser que la vie humaine n’existe qu’en dépassement de conditions initiales. Si celles-ci programment, prévoient, expliquent ce qui peut advenir, la vie ainsi vécue ne sera pas libre, pas tout à fait humaine. Est humain ce qui est en mesure de faire face et de dépasser des conditions données ou construites. Les conditions d’une existence ne devraient pas permettre de prévoir (voir à l’avance) ce qui adviendra. Exister c’est être placé devant des choix, pouvoir décider. D’une telle vie, il n’est pas possible de formuler à son propos des orientations dont on serait sûr qu’elles soient suivies. L’existence se projette dans un avenir qui est fondamentalement ouvert et imprévu. Elle s’ouvre aux autres en tant qu’elle est capable de distinguer certains objets auxquels elle accorde plus d’importance. C’est ce mode d’être qui définit la culture, à savoir la possibilité de préférer certaines productions à d’autres, et d’être capable de s’en expliquer. Culture, du latin colere, désigne le fait de cultiver, de prendre soin, de préserver:

La culture, mot et concept est d’origine romaine. Le mot « culture >» dérive de « colere » – cultiver, demeurer, prendre soin, entretenir préserver – et renvoie primitivement au commerce de l’homme avec la nature en vue de la rendre propre à l’habitation humaine. En tant que tel, il indique une attitude de tendre souci, et se tient en contraste marqué avec tous les efforts pour soumettre la nature à la domination de l’homme520.

Hannah Arendt nous permet de penser la culture comme opération de «soin», comme un geste humble et lent de tri qui ne renvoie pas à une hiérarchie de «domination». Ce tri lent et continu nous renvoie à l’idée d’un champ de possibles. Il nous est donné de pouvoir décider et choisir au sein d’un monde qu’il nous est permis de construire. Ces choix ne programment pas un avenir, ils ouvrent un avenir indéterminé. Une existence non programmée est «condamnée à être libre521» (Sartre). Elle est toujours problématique, inquiète quant à son propre futur: «Le futur n’est pas, il se possibilise. Le futur est la possibilisation continuelle des possibles522.» Dès lors, toute opération ou tentative de restrictions des possibles menace la possibilité d’un futur qui n’est pas. Essayer de restreindre ce sens problématique par anticipation ou prévision ferme nos possibilités d’existences singulières. L’homme se distingue par le fait qu’une existence humaine ne puisse se répéter ou se reproduire:

La pluralité est la condition de l’action humaine, parce que nous sommes tous pareils, c’est-à-dire humains, sans que jamais personne soit identique à aucun autre homme ayant vécu, vivant ou encore à naître523.

Arendt pointe ici l’impossibilité d’anticiper une vie dans ce qu’elle a d’authentiquement humain. Si l’homme est un animal qui existe, c’est en tant que langage et actions le distinguent des autres espèces sans qu’il en soit totalement séparable. Le langage est ce qui s’oublie dans la vie courante, mais aussi ce qui permet de rendre le monde propre à «l’habitation humaine» (Arendt). Une vie «programmée» serait-elle une vie qui tiendrait le langage comme «commodité», comme un outil transparent à oublier dans ses usages courants? Ce que nous avons vu des programmes numériques et de leur constitution à base de «langages formels» peut être éclairé en distinguant le langage de la communication. Nous pourrions alors penser un type de langage qui serait tout à fait autre chose que de la communication, qu’une adresse sans ambiguïté, qu’un message programmé.

  1. 507

    P.-D. Huyghe, «Design et Existence», dans: Le design. Essais sur des théories et des pratiques, Paris, ifm, Regard, 2006, p. 205-206. Sur cette notion, voir aussi, du même auteur: Le différend esthétique, Belval, Circé, 2004, p. 12-13. 

  2. 508

    J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes [1754], Paris, Flammarion, 1971, p. 162: «Je le vois se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas, et voilà ses besoins satisfaits.» 

  3. 509

    Ibid., p. 169: «Ajoutons qu’entre les conditions sauvage et domestique la différence d’homme à homme doit être plus grande encore que celle de bête à bête; car l’animal et l’homme ayant été traités également par la nature, toutes les commodités que l’homme se donne de plus qu’aux animaux qu’il apprivoise sont autant de causes particulières qui le font dégénérer plus sensiblement.» 

  4. 510

    Ibid., p. 163: «Les hommes dispersés parmi eux [les animaux] observent, imitent leur industrie.» Industrie est ici synonyme de force physique corporelle. 

  5. 511

    Ibid., p. 164: «Laissez à l’homme civilisé le temps de rassembler toutes ses machines autour de lui, on ne peut douter qu’il ne surmonte facilement l’homme sauvage; […] et vous reconnaîtrez bientôt quel est l’avantage d’avoir sans cesse toutes ses forces à sa disposition, d’être toujours prêt à tout événement, et de se porter, pour ainsi dire, toujours tout entier avec soi.» 

  6. 512

    Ibid., p. 169: «Ce n’est donc pas un si grand malheur à ces premiers hommes, ni surtout un si grand obstacle à leur conservation, que la nudité, le défaut d’habitation, et la privation de toutes ces inutilités, que nous croyons si nécessaires.» 

  7. 513

    Ibid., p. 209. 

  8. 514

    Ibid., p. 175: «Le luxe, impossible à prévenir chez des hommes avides de leurs propres commodités et de la considération des autres, achève bientôt le mal que les sociétés ont commencé, et sous prétexte de faire vivre les pauvres qu’il n’eût pas fallu faire, il appauvrit tout le reste et dépeuple l’État tôt ou tard. […] De la société et du luxe qu’elle engendre, naissent les arts libéraux et mécaniques, le commerce, les lettres; et toutes ces inutilités, qui font fleurir l’industrie, enrichissent et perdent les États.» 

  9. 515

    Ibid., p. 174 (note de bas de page): «Il est clair qu’il faut mettre aussi sur le compte de la propriété établie, et par conséquent de la société, les assassinats, les empoisonnements, les vols de grands chemins.» 

  10. 516

    Ibid., p. 175: «La raison de ce dépérissement est très simple. Il est aisé de voir que par sa nature l’agriculture doit être le moins lucratif de tous les arts; parce que son produit étant de l’usage le plus indispensable pour tous les hommes, le prix en doit être proportionné aux facultés des plus pauvres. Du même principe on peut tirer cette règle, qu’en général les arts sont lucratifs en raison inverse de leur utilité et que les plus nécessaires doivent enfin devenir les plus négligés.» 

  11. 517

    Ibid., p. 205: «Le premier sentiment de l’homme fut celui de son existence, son premier soin celui de sa conservation.» 

  12. 518

    H. Arendt, Condition de l’homme moderne [1958], trad. de l’anglais par G. Fradier, Paris, Pocket, coll. Évolution, 2001, p. 44. 

  13. 519

    Ibid., p. 46. 

  14. 520

    H. Arendt, La crise de la culture [1968], trad. de l’anglais par P. Lévy, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 2011, p. 271. 

  15. 521

    J.-P. Sartre, L’être et le néant [1943], Paris, Gallimard, coll. Tel, 1976, p. 484: «Je suis condamné à exister pour toujours par delà mon essence, par delà les mobiles et les motifs de mon acte: je suis condamné à être libre. Cela signifie qu’on ne saurait trouver à ma liberté d’autres limites qu’elle-même ou, si l’on préfère, que nous ne sommes pas libres de cesser d’être libres.» 

  16. 522

    Ibid., p. 164: «Être libre c’est être condamné à être libre. […] Le futur n’est pas, il se possibilise. Le futur est la possibilisation continuelle des possibles comme le sens du pour-soi présent, en tant que ce sens est problématique et qu’il échappe radicalement comme tel au pour-soi présent.» 

  17. 523

    H. Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 42-43.