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La tâche du designer

Benjamin dit de la «traductibilité» qu’elle est la puissance résidant dans l’original et incitant à sa traduction. La traduction est tout à fait autre chose que de la «transmission», cette notion renvoyant à l’idée d’une œuvre qui n’aurait plus rien à faire croître. Dans la traduction, il en va de la «survie» des œuvres et de leurs transformations historiques. Rappelons ici que si Benjamin, dans son essai, distingue bien le domaine littéraire des autres arts en parlant d’«œuvre littéraire», il emploie parfois l’expression «d’œuvre d’art», ce qui pourrait laisser penser à un possible élargissement des concepts qu’il développe. Afin de comprendre ce qui s’opère dans ce processus de dévoilement, il importe de faire retour sur le terme d’«œuvre». Pour Hannah Arendt, l’œuvre est tout à fait autre chose que le travail, c’est même le contraire. L’œuvre définit l’homme comme homo faber, en lui fournissant «un monde artificiel d’objets562». Elle est ce qui s’oppose au cycle biologique. Au sens où l’œuvre a un terme, elle échappe à la répétition sans fin563. La «durabilité» du produit ajoute l’œuvre au monde humain des artifices. Elle passe d’une génération à une autre et permet d’accueillir la fragilité de la vie humaine. Au contraire de l’œuvre, la consommation détruit l’objet dans ce qui n’est pas son usage564. L’œuvre ne saurait pour autant être pensée comme ce qui ne peut se remettre en cause. Elle se définit aussi comme une entité réversible:

L’action […], si elle peut avoir un commencement défini, n’a jamais de fin prévisible. Cette grande sécurité de l’œuvre se reflète dans le fait que le processus de fabrication, à la différence de l’action, n’est pas irréversible : tout ce qui est produit par l’homme peut être détruit par l’homme, et aucun objet d’usage n’est si absolument nécessaire au processus vital que son auteur ne puisse lui survivre ou en supporter la destruction565.

L’homme devrait pouvoir survivre à la destruction de n’importe quel objet d’usage dont il est l’auteur. Ce constat qui vaut aussi pour avertissement est-il encore valable aujourd’hui, où des «inutilités que nous croyons si nécessaires566» ne sont peut-être plus, pour certaines d’entre elles, destructibles? Qu’on songe à l’industrie nucléaire567 où à l’interconnexion des réseaux informatiques, électriques, énergétiques et financiers, est-il encore possible, à notre époque, de les détruire ou de leur survivre? Plus encore, jusqu’où la conception de l’œuvre comme ce qui demeure et dure n’entrave t-elle pas le caractère inachevé et imparfait de toute existence humaine? Si l’œuvre est ce qui accueille l’humanité fragile dans un monde d’où les dieux se sont retirés, comment penser une technique qui pourrait se développer parmi nous sans nous porter atteinte? Faut-il que les objets maintiennent intact notre «processus vital» (Arendt), ce qui pourrait présupposer que ce dernier n’aurait pas été modifié par des siècles de technicité? Où tracer la limite entre le modifiable et le non-nécessaire?

Il s’agirait ici de ne pas donner à la durabilité une vertu morale en soi, ce qui briderait alors une technique non assujettie pour autant à la consommation ou au profit. Si l’idée d’une technique réversible permet de penser un monde où l’œuvre fonde l’humanité, la destructibilité ne peut à elle seule suffire à soutenir ce que serait une existence authentiquement humaine. Dans cette compréhension de l’œuvre, le problème est que les notions de durabilité et de destruction ne permettent pas de penser sa transformation historique. Pour autant, il nous intéresse de penser l’action comme «ce qui n’a jamais de «fin prévisible» (Arendt). Il est donc des façons de faire qui échappent à la prévision, ce qui ne va pas de soi quand on parle de «fabrication». Maintenir ouverte la possibilité de faire monde, serait alors reprendre dans les œuvres, sans nostalgie ni fascination, ce qui fait leur parenté. Cette faculté à faire venir un sens second sans que cette production ne soit pour autant secondaire est décisive. Il en va ici de la sur-vie des œuvres, au sens où Jacques Derrida, commentant l’essai de Benjamin sur le traducteur, peut dire que «il y a vie au moment où la survie (l’esprit, l’histoire, les œuvres) excède la vie et la mort biologique568». Dans cette vie qui serait plus qu’une vie, il se joue autre chose que le biologique ou que «le nécessaire du processus vital» (Arendt). Ajouter des objets au monde qui ne soient ni des restitutions ni des transmissions mais des traductions permet de prendre de la distance avec la notion de durabilité qu’associe Arendt à l’œuvre. Loin de se transmettre sans changement (à moins d’être détruits), les objets qui nous intéressent sont précisément ceux qui enjoignent, par leur autorité, à les traduire. Commentant l’essai de Walter Benjamin, Jacques Derrida remarque que la traduction assure la croissance de l’œuvre originale:

Si le traducteur ne restitue ni ne copie un original, c’est que celui-ci survit et se transforme. La traduction sera en vérité un moment de sa propre croissance, il s’y complétera en s’agrandissant. Or il faut bien que la croissance […] ne donne pas lieu à n’importe quelle forme dans n’importe quelle direction. La croissance doit accomplir, remplir, compléter. […] Et si l’original appelle un complément, c’est qu’à l’origine il n’était pas là sans faute, plein, complet, total, identique à soi. Dès l’origine de l’original à traduire, il y a chute et exil. Le traducteur doit racheter […], absoudre, résoudre, en tâchant de s’absoudre lui-même de sa propre dette, qui est au fond la même – et sans fond. « Racheter dans sa propre langue ce pur langage exilé dans la langue étrangère, libérer en le transposant ce pur langage captif dans l’œuvre, telle est la tâche du traducteur. »569

Benjamin parle de «libérer en transposant570», comme si la croissance, ce qui pousse parmi nous, n’était rendu possible qu’à condition d’une dette originaire. Paul de Man, commentant et comparant les traductions en français de l’essai de Benjamin, montre que le mot de «douleur» n’est pas à relier à l’expérience subjective de l’enfantement571. La douleur ne serait pas éprouvée par le traducteur, mais celle de la mort de l’original (au sens de «désarticulé»), que dévoile la traduction. Le traducteur doit s’acquitter de cette atrophie originaire (l’original est un singulier). Ajouter par «supplémentarité572» des ramifications qui font voir l’origine comme une infirmité, c’est assurer une croissance, qui, sans la traduction, resterait bloquée. Si, comme le dit Benjamin, «la traduction est une forme», c’est en tant qu’elle approche autre chose que ce qui était déjà là. La traduction comme «moment de croissance» (Derrida) tend vers une complétude jamais atteignable en raison du caractère inachevé de l’original. Derrida parle de la traduction comme d’un «moment de croissance», bien que celui-ci «ne donne pas lieu à n’importe quelle forme dans n’importes quelles direction». La croissance des œuvres s’opposerait alors à la durabilité, si durable veut dire ici ce qui limite le fait qu’une technique puisse croître (l’exemple des souliers donné par Arendt573 semble figé dans sa durée). Il s’agira de soutenir certaines directions, et pas d’autres: développer ce qui fait croître, ce qui complète, ce qui agrandit, et non pas ce qui achève, ce qui clôt, ce qui arrête — faire croître ce en quoi peut croître quelque chose.

Si l’on déplace la notion de traduction dans notre champ d’étude portant sur le design des programmes, il y aurait donc des façons de faire du numérique qui se donnent pour tâche de travailler depuis des démarches apparentables à ce que dit Benjamin de la traduction. La traduction permet de penser que la création ne recouvre pas totalement la tâche du traducteur, et peut-être celle du designer. La création n’est qu’un aspect de l’acte de traduction: «traduire, c’est remonter à l’acte poétique de l’autre – c’est la part de fidélité – et tenter à nouveau cet acte dans sa propre langue – c’est la part de création574». Cette traduction en design serait ce qui échappe à la communication. On pourrait aussi ajouter: ce qui échappe à la marchandisation. De là, ne seraient traductibles que les «œuvres de haute qualité», dont le sens, inaccessible, appellerait un rassemblement qui serait aussi une désarticulation. Ce que permet de penser l’acte de traduction, c’est que ce que nous pensions stable, installé, acquis, ne l’est pas. De par sa fixité, la traduction installe un doute, une prise de conscience, une réflexion sur l’histoire des formes et des techniques. Pour le dire autrement: est-il possible de penser la tâche du designer comme un acte de traduction? En travaillant à partir d’objets déjà là (ce qui déplace l’idée de création comme nouveauté), le designer effectue une tâche seconde mais pas secondaire, celle d’éprouver l’authenticité supposée des objets parmi nous. L’original auquel il a affaire est problématique puisqu’il est déjà une traduction. Le design ne travaille qu’à partir de traductions sans originaux. Les origines formelles d’une typologie d’objets peuvent en effet provenir de déterminismes divers: matériaux culturels, historiques, logiciels, etc., qui mettent en péril l’idée naïve d’une création ex nihilo. S’il est admis que le langage en tant que matériau et environnement n’est pas pensable depuis une extériorité et que l’on travaille toujours avec des mots chargés d’histoire et de symboles, pourquoi en serait-il autrement avec les objets? Si la copie en design peut, sous certaines conditions, être considérée comme un acte de création, elle ne le sera qu’en tant que traduction. Travaillant à partir d’outils qui orientent ses manières de penser, le designer aurait à prendre en charge la «maturation posthume» (Benjamin) des œuvres. La tâche seconde du designer l’écarterait alors de la volonté de produire du nouveau au sein d’œuvres achevées, forcloses et limitantes. La traduction en design révèle dans ce qui est là un potentiel de développement imprévu car originaire. La traduction est un principe de croissance ne s’éprouvant que dans une façon de faire «sans fin prévisible» (Arendt). Définir ainsi la tâche du designer revient à ne soutenir qu’une petite partie de ce qui se réclame de ce champ; toute la question est alors de savoir ce qu’il serait ou non soutenable de faire croître.

  1. 562

    H. Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 41: «L'œuvre fournit un monde ‹artificiel› d'objets, nettement différent de tout milieu naturel.» 

  2. 563

    Ibid., p. 195: «Avoir un commencement précis, une fin précise et prévisible, voilà qui caractérise la fabrication qui, par ce seul signe, se distingue de toutes les autres activités humaines.» 

  3. 564

    Ibid., p. 189: «la destruction [de l’objet], encore qu’inévitable, est incidente à l’usage, inhérente à la consommation.» Ainsi de la mode, dit Arendt, qui fait d’un vêtement qui ne sert pas un bien à détruire, en raison de «l’humeur changeante de son propriétaire». On pourrait objecter à cela qu’il y a un investissement psychologique dans l’objet qui dépasse son utilité première. 

  4. 565

    Ibid., p. 196. 

  5. 566

    J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, op. cit. 

  6. 567

    Hannah Arendt évoque bien ce cas, mais pour parler de la bombe, et non pas du nucléaire comme énergie dite civile dont les premiers réacteurs sont construits dans les années 50. 

  7. 568

    J. Derrida, «Des tours de Babel», dans: Difference and Translation, Ithaca, Cornwell Press, Joseph Graham, 1985, p. 222. 

  8. 569

    Ibid., p. 232. 

  9. 570

    W. Benjamin, «La tâche du traducteur», op. cit., p. 259. 

  10. 571

    P. de Man, «Conclusions: ‹La Tâche du traducteur › de Walter Benjamin», op. cit., p. 39-43. 

  11. 572

    J. Derrida, «Des tours de Babel», op. cit., p. 246: «Grâce à la traduction, autrement dit à cette supplémentarité linguistique par laquelle une langue donne à l’autre ce qui lui manque […].» 

  12. 573

    H. Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 189. Cet exemple n’est pas sans rappeler le texte de Heidegger de 1935 sur les souliers peints par Van Gogh. 

  13. 574

    Y. Bonnefoy, «La traduction de la poésie» [1976], dans: Entretiens sur la poésie (1972-1990), Paris, Mercure de France, coll. Essais, 1990, p. 150-156.