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Inauthenticités de l’innovation

Le constat décisif que formule Walter Benjamin à propos de L’œuvre d’art indique dès son titre176 que les «époques» sont affaire de techniques. Ce type de temporalité n’est ni linéaire ni irréversible. Au fond, suivant en cela la lecture singulière qu’en donne Pierre-Damien Huyghe177, Walter Benjamin nous permet de penser l’existence d’un décalage entre une invention et sa découverte. Tout le problème est qu’il n’est pas nécessaire de découvrir pour inventer. Une invention peut rester captive de nombreuses années, voire même n’être jamais découverte. La pertinence de ces analyses peut être discutée dans le cadre des technologies dites nouvelles. Si ce qui fait époque est ce qui refuse le caractère «antitechnique» d’un art, que dire des rapports entre innovation, nouveauté, et invention?

L’invention désigne la création par un ou plusieurs individus d’une technique ou d’un procédé technique qui n’existait pas auparavant; ainsi de la photographie ou d’Internet. L’invention est rarement financée par du capital (de l’argent investi) car elle est le fait d’un petit nombre de personnes qui ne savent pas ce qu’il y a à faire avec. Son caractère inattendu s’oppose à l’investissement. L’invention, en tant qu’idée singulière, n’est pas pensée dans le cadre d’un marché économique ou d’un progrès. Comme l’indique Walter Benjamin dans ses Thèses sur le concept d’histoire, le progrès est une «tempête» qui «élève jusqu’au ciel» un «monceau de ruines178». L’Histoire y est personnifiée en un double visage qui regarde vers le futur, figure inquiétante et silencieuse qui tente de «rassembler ce qui a été démembré». La nouveauté apparaît dans un présent dirigé vers un passé où s’accumulent des décombres, prémisses d’une «seule et unique catastrophe» qui semble inéluctable. Pour l’économiste Joseph Schumpeter179, «le nouveau ne sort pas de l’ancien, mais apparaît à côté de l’ancien, lui fait concurrence jusqu’à le ruiner, et modifie toutes les situations de sorte qu’un processus de mise en ordre est nécessaire.» La «ruine» du nouveau est à entendre économiquement, tandis que le progrès aveugle dont parle Walter Benjamin est ce qui conduit à ruiner la possibilité même d’une nouveauté.

Prise dans la double direction contradictoire du progrès benjaminien, la conception habituelle de l’innovation repose sur l’acceptation sociale de l’invention. L’économie peut ainsi inscrire l’invention dans des formes anachroniques, comme l’exemple des cartes de visite photographiques. Si l’on suit Walter Benjamin, l’innovation est donc tout à fait autre chose que la découverte d’une technique. Alors que l’innovation a pour but premier d’installer et de pérenniser une position sur un marché, la découverte se rattache à la compréhension en acte des spécificités d’une technique. L’innovateur (synonyme d’entrepreneur dans ce contexte) est celui qui parvient à trouver une application capitalisable à l’invention. C’est donc la conquête d’un marché précis qui va définir l’innovation. Cette capitalisation d’un secteur repéré a pour conséquence de retirer du domaine public ce qui était auparavant disponible gratuitement ou à moindre coût. Il en est ainsi, par exemple, des sociétés dites «de services», qui investissent progressivement toutes les bribes de l’espace social180.

Habituellement, on parle de l’authenticité d’une œuvre pour désigner l’attestation de son origine par des entités faisant autorité (notaires, conservateurs, etc.). L’authenticité atteste d’une conformité certaine avec une ancienneté, elle désigne le caractère authentique d’une chose. C’est en commençant dans ce sens que Walter Benjamin pense «l’aura» de l’œuvre d’art dans son essai de 1939 sur la reproduction: «Le hic et nunc de l’original [l’œuvre d’art] constitue ce qu’on appelle son authenticité181.» Plus loin, il écrit que «[quand] il s’agit de l’objet d’art, cette dépréciation le touche en son cœur, là où il est vulnérable comme aucun objet naturel: dans son authenticité. [Ce] qui est ainsi ébranlé, c’est l’autorité de la chose182.» Le texte nous permet de penser qu’il y a deux époques d’authenticité chez Benjamin. Si la reproduction fait disparaître l’authenticité traditionnelle de l’œuvre d’art, les images photographiques imprimées mécaniquement font «époque» en reconfigurant les structures artistiques. Cette brèche est celle d’un temps qui n’est plus articulable au passé au sens où «la technique de reproduction […] détache l’objet reproduit du domaine de la tradition183». Walter Benjamin nous invite ainsi à penser une authenticité non traditionnelle de l’objet.

  1. 176

    C’est ce qu’indique la traduction française de l’essai sur la reproductibilité: Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit. Le sens habituel de Zeitalter (de Zeit: temps) est «âge» (Das goldene Zeitalter signifie l’âge d’or). Zeitalter est plus proche du terme «ère», au sens géologique. 

  2. 177

    p. -D. Huyghe, «Séminaire Art et industries», descriptif général, 2009-2014.  

  3. 178

    W. Benjamin, «Thèses sur le concept d’Histoire» [1940], dans: Œuvres, tome 3, trad. de l’allemand par M. de Gandillac, R. Rochlitz et p. Rusch, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2000, p. 434: «Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.» 

  4. 179

    J. Schumpeter, Théorie de l’évolution économique. Recherches sur le profit, le crédit, l’intérêt et le cycle de la conjoncture [1911], éd. établie par J.-M. Tremblay, Université du Québec à Chicoutimi, coll. Les classiques des sciences sociales, 2002. p. 77. 

  5. 180

    Citons pour exemples l’accès payant aux toilettes, les prêts payants entre particuliers, les concessions de location de vélo au sein des villes, etc. 

  6. 181

    W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique [1939], trad. de l’allemand par M. de Gandillac, revue par R. Rochlitz, Paris, Gallimard, coll. Folio Plus philosophie, 2007, p. 13. 

  7. 182

    Ibid., p. 14. 

  8. 183

    Ibid., p. 15.