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Appendice 1

Vers une exposition «Le jeu de l’imprévu»

Appropriation sociale : les technologies nouvelles sont au moins autant des technologies de distribution que de production. D’autre part, les technologies nouvelles sont à un moment charnière de leur développement dans lequel le doute, l’incertitude et l’incapacité à établir un projet est sans doute la chose la mieux partagée. Le moment est donc opportun de saisir ce qui n’est pas encore figé882.

Dirigée par Jean-François Lyotard, l’exposition Les Immatériaux qui eut lieu du 28 mars au 15 juillet 1985 au Centre Pompidou à Paris marque un moment charnière dans la réflexion des rapports entre création et nouvelles technologies. Cet événement a engendré de nombreux commentaires sur la façon dont les œuvres étaient présentées et représentées883. Les objets exposés sont identifiés par des notions plutôt que par leurs titres, et il en est de même dans le catalogue. S’engage ainsi un dialogue entre une chaîne de concepts884 et un jeu scénographique et éditorial.

Le catalogue de l’exposition est organisé en trois parties, la première étant elle-même double. L’Album est un livret qui rend compte des schémas et diagrammes de la genèse de l’exposition. L’Album est placé en vis-à-vis de L’Inventaire, qui rassemble en 71 fiches non paginées (recto verso) les œuvres montrées au Centre Pompidou  [Fig. 254]. Fig. 254 Ce sont ces deux parties qui, ensemble, constituent le premier volume du catalogue. Le deuxième volume est appelé Épreuves d’écriture. Les auteurs de cet ouvrage avaient en prêt un ordinateur Olivetti M20 relié au réseau ptt, dispositif expérimental pour cette année 1984. Épreuves d’écriture rassemble ainsi les échanges électroniques des vingt-six contributeurs885, auxquels Jean-François Lyotard et Thierry Chaput avaient soumis une liste de cinquante mots à définir886, relatifs à la problématique de l’exposition.

Entre ces deux volumes, eux-mêmes soumis à des ramifications plus complexes, du sens circule qui fait travailler le lecteur. L’exposition tient donc autant dans sa manifestation physique au Centre Pompidou que dans la lecture / relecture proposée par Jean-François Lyotard dans les deux entrées du catalogue. Ces allers-retours dessinent autant de territoires d’investigation qu’ils exposent la recherche en train de se faire. Les articles, croquis et notes critiques témoignent moins d’une saisie de «ce qui n’est pas encore figé887» que d’une réflexion critique sur le rapport d’une exposition à sa représentation.

Ce programme non programmatique nous semble être devant nous. Les «nouvelles» technologies dont parlait Lyotard ne sont plus nouvelles depuis de nombreuses années. Plus encore, au vu des éléments étudiés dans cette thèse, nous pouvons observer que le doute et l’incertitude sont des notions de moins en moins opérantes dans le champ du numérique, et peut-être même au-delà. Dans cette économie de la technique, et par extension du design, il reste néanmoins des initiatives qui écartent le projet de la stricte activité de projection. Ce sont ces types d’objets et les interactions qu’ils proposent que nous nous proposons d’étudier ici.

Cet appendice de thèse propose au lecteur une amorce d’exposition rendant compte de la compréhension de la notion de programme telle que nous avons posée en conclusion, qui résulte du rapport dynamique entre décentrer, authentifier, appareiller, traduire et désarticuler. Afin de parcourir ces quelques «chemins de faire888» soutenables, il nous a semblé qu’une forme d’écriture sous forme de «fiction curatoriale» serait appropriée à incarner ces notions sans tomber dans l’illustration de concepts. Les propositions que nous abordons ici participent toutes d’une ou plusieurs des cinq entrées posées en conclusion, sans pour autant se réduire à elles. Séparer la conclusion conceptuelle de cette sélection d’œuvres permet également d’ouvrir la thèse sur un travail pratique.

Le lecteur trouvera donc dans les pages suivantes une sélection de neuf œuvres, liste bien entendu non exhaustive889, mais révélatrice des enjeux contemporains posés par les mutations du numérique. Les projets sont présentés sous formes de planches constituées des éléments suivants:

– Les «façons de faire» (verbes) associées au projet montré, précédés d’un «mot-dièse» (principe du hashtag). Ce préfixe permet de ne pas figer l’objet présenté dans ces notions;

– Un titre sous forme de notion, qui décale la lecture de l’objet en ajoutant un verbe à ceux qui le précèdent. Nous avons fait le choix de ne pas reprendre directement le nom de l’œuvre afin d’assumer le parti pris de montrer avant tout des intentions;

– Un commentaire permettant de relier les principaux enjeux de l’œuvre au regard des verbes qui lui sont associés;

– Un paragraphe décrivant la manière dont serait montré le projet au sein de l’exposition, écrit en police serif (à empattements);

– Une ou deux images démonstratives du projet, placées sur fond bleu.

Cet appendice de thèse s’inscrit ainsi modestement dans une longue chaîne d’expositions travaillées au sein de catalogues «critiques» tels que Les Immatériaux rappelé au début de cette partie890.

Cette écriture associative interroge ainsi les façons de montrer des programmes. Comment faire paraître des logiques propres au code ? Faut-il montrer le programme en tant que tel ou le résultat des calculs? Comment dévoiler ce qui reste habituellement «voilé891» derrière des interfaces? Bien qu’il ne soit pas possible d’y répondre, cette intention d’exposition entend soulever ce genre de questions. Faire voir le code en même temps que son effectuation permet de mettre en jeu la matière numérique dans ses spécificités techniques. Rendre visibles les processus opératoires des œuvres est un enjeu décisif, afin de permettre à d’autres de s’inscrire dans ces créations. Pour cela nous avons privilégié des projets placés sous licence «libre», dont le code source serait accessible depuis le site web de l’exposition. Certains projets ont été choisis pour être associés, créant ainsi des jeux de renvois inattendus entre les programmes. L’exposition devient alors en quelque sorte une machine autonome dans laquelle évolue le visiteur.

Alors que la plupart des dispositifs de médiatisation (catalogue, exposition, etc.) mettent l’accent sur des objets finis (parfois dans la fascination de l’exploit technique), les projets montrés ici se donnent à lire dans un processus de création qui ne s’achève pas dans la production892. Nous avons vu dans nos analyses que l’existence humaine ne peut s’éprouver qu’à condition d’une imprévision fondatrice. Il ne s’agira donc pas de «saisir ce qui n’est pas encore figé893» mais bien d’essayer de comprendre ce qui, dans ces œuvres, continue de naître — exposer l’imprévu.

  1. 882

    «La matière dans tous ses états. Premier projet», dans: J.-F. Lyotard, (dir.), Les Immatériaux, volume 1, Album, catalogue d’exposition, Paris, Centre Pompidou, 1985, p. 8. 

  2. 883

    On pourra par exemple se référer à: J.-L. Déotte, «Les Immatériaux de Lyotard (1985): un programme figural», Revue Appareil, no 10, 2012. 

  3. 884

    J.-L. Déotte, ibid.: «Quand Lyotard reçoit la proposition de concevoir pour le Centre G. Pompidou une exposition sur les ‹nouveaux supports›, il vient à peine de publier Le Différend (1983) qui est une théorie de la phrase dans le cadre de ce qu’on pourrait appeler une ontologie du singulier. La phrase est l’autre nom de l’événement, de ce quoi qui arrive, ce quod? sur lequel il faut nécessairement enchaîner par une autre phrase, même si cet enchaînement est largement ouvert et improbable.» 

  4. 885

    Parmi les auteurs, citons notamment Christine Buci-Glucksmann, Michel Butor, Jacques Derrida, Philippe Lacoue-Labarthe et Bruno Latour

  5. 886

    Liste des mots: Artificiel, Auteur, Capture, Code, Code/Confins, Confins, Corps, Dématéralisation, Dématérialisation/Métamorphose, Désir, Droit, Écriture, Espace, Espace/Geste, Façade, Flou, Geste, Habiter, Image, Immortalité, Immortalité/Signe, Improbable, Interaction, Interface, Langage, Lumière, Lumière/Temps, Matériau, Matériel, Maternité, Matière, Matrice, Méandre, Mémoire, Métamorphose, Miroir, Miroir/Matrice, Miroir/Mutation, Monnaie, Multiple, Mutation, Nature, Nature/Artificel, Naviguer, Ordre, Preuve, Prothèse, Réseau, Séduire, Sens, Signe, Simulation, Simulation/Preuve, Simultanéité, Souffle, Temps, Traduire, Vitesse, Voix. 

  6. 887

    J.-F. Lyotard, (dir.), «La matière dans tous ses états. Premier projet», op. cit

  7. 888

    Nous empruntons cette expression au titre des 62es Rencontres de Lure, semaine de culture graphique à Lurs (département des Alpes-de-Haute-Provence) du 24 au 30 août 2014. 

  8. 889

    Pour éviter des répétitions, nous avons volontairement écarté des projets déjà montrés dans la thèse, qui auraient eu leur place ici. 

  9. 890

    Voir pour exemple: L. Bouvard, «Fiction critique, une manière d’écrire et penser l’exposition. À partir de l’activité curatoriale d’Émilie Renard et du projet ‹Prédilection», The Instant archive, École du magasin

  10. 891

    G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques [1958], Paris, Aubier, 2012. p. 330: «C’est l’essentiel qui manque, le centre actif de l’opération technique qui reste voilé.» 

  11. 892

    Ibid., p. 252: «La présence de l’homme aux machines est une invention perpétuée. Ce qui réside dans les machines, c’est de la réalité humaine, du geste humain fixé et cristallisé en structures qui fonctionnent. Ces structures ont besoin d’être soutenues au cours de leur fonctionnement, et la plus grande perfection coïncide avec la plus grande ouverture, avec la plus grande liberté du fonctionnement.» 

  12. 893

    J.-F. Lyotard, (dir.), «La matière dans tous ses états. Premier projet», op. cit