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Composition et montage

La notion de «sélection» développée par Lev Manovich ne recoupe qu’une partie des spécificités des logiciels. Le «langage des nouveaux médias» fonctionne à l’aide «d’opérations […] comme la sélection, la composition et la téléaction366». L’opération qui va permettre de former une œuvre à partir d’éléments tout prêts, c’est la «composition». L’utilisateur compose son œuvre à partir d’éléments sélectionnés. Des photos «argentiques» numérisées peuvent ainsi cohabiter avec de la vidéo numérique, de la peinture, de la musique classique ou synthétique, etc367. Les éléments sont placés les uns à côté des autres dans une logique discontinue. Dans les espaces 3D, le compositing est plus «modulaire» que dans l’image fixe. Les différentes «strates» peuvent êtres déplacées, au contraire des images «aplaties» de Photoshop, où les différents éléments sont désormais inaccessibles séparément. Pour Lev Manovich, tous les médias sont amenés à évoluer vers cette logique de modularité. Ainsi pensé, un objet «néomédiatique» comme un film de synthèse ressemble davantage à un programme numérique (avec sa division en modules) qu’à un film «traditionnel368». Manovich distingue ainsi la «composition» (dans son sens général) du compositing (la composition dans son sens restreint), qui désigne la fusion d’éléments à l’origine hétérogènes:

Le compositing a été officiellement défini dans un article publié en 1984 par deux scientifiques travaillant pour la société Lucasfilm. Ils y établissent une analogie significative entre composition et programmation informatique : « L’expérience nous a appris à décomposer de grands corpus de code source en modules séparés afin de consacrer moins de temps à la compilation. Une erreur dans une fonction oblige seulement à en recompiler le module et à recharger relativement vite le programme tout entier. De même, de petites erreurs de coloration ou de graphisme dans un objet n’entraînent pas en principe la ‹ recompilation › de l’image toute entière »369.

Ce «langage des nouveaux médias», nous dit Lev Manovich, porte moins attention à ce qui se passe entre les éléments sélectionnés qu’à leur agencement sans heurts, qu’à leur coexistence au sein d’une même composition. Les effets et transitions toujours plus nombreux au sein des logiciels de création manifestent une conception de l’œuvre comme unité fluidifiée, ensemble sans accidents:

La composition des années 1990 est au fondement d’une esthétique tout autre, caractérisée par la fluidité et la continuité. Désormais, les éléments fusionnent et les frontières sont effacées plutôt qu’accentuées. […] Dans la composition numérique, les éléments ne sont pas juxtaposés mais fusionnés, et leurs frontières sont effacées plutôt que mises en avant370.

Cette «esthétique de la continuité» se retrouve par exemple, nous dit Lev Manovich, dans des films comme Titanic ou Jurassic Park [Fig. 191]. Fig. 191 Les scènes en 3D de ces films «de synthèse» voisinent sans discernement avec des prises effectuées en studio. L’impression de réel provient du fait que tout est organisé visuellement pour que l’on ait l’impression que cela a été filmé par une «vraie» caméra (perspective homogène, coloris équilibrés, etc.). Cette «simulation» d’une expérience humaine continue va donc à l’encontre du caractère fondamentalement discontinu des nouveaux médias. Tandis que, pour Manovich, les opérations «analogiques» de l’époque postmoderne laissaient apparentes les coupures des éléments agencés371, la composition des années 1990 incarne une «résistance au montage». Manovich distingue le «montage temporel» du «montage spatial». Le montage temporel est celui qui est employé dans la plupart des films, il s’agit de faire se succéder des scènes qui n’ont pas été tournées au même moment. Le montage spatial, plus rare, consiste à insérer plusieurs plans au sein d’une même image, comme l’exemple d’«écrans divisés». Le compositing ne relève d’aucun de ces deux champs, ou plutôt il les dépasse. Contrairement à l’alternance des plans de films comme ceux de Godard ou d’Einsenstein [Fig. 192], l’addition de modules ne produit aucune tension372.

[L’esthétique du montage] vise à créer des dissonances visuelles, stylistiques, sémantiques et affectives entre divers éléments. La composition, quant à elle, vise à les fusionner en un tout continu, en une seule gestalt. […] Le dj virtuose est donc le compositeur et l’artiste antimontage par excellence, car il est capable de créer une transition temporelle parfaite à partir de pistes musicales très différentes ; et il y parvient en temps réel devant une foule en train de danser373.

L’esthétique du compositing s’inscrit dans la continuité de l’esthétique des films hollywoodiens, fondés sur une esthétique de la simulation. L’annulation de la situation de frontalité des films «primitifs» (où l’écran et les plans séparaient franchement la scène des spectateurs) vise à immerger le public ainsi rendu captif. Le spectateur des films hollywoodiens est sans cesse placé dans un espace qu’il doit ignorer pour suivre le récit. Les plans qui lui sont proposés sont toujours les meilleurs, ceux qui lui permettent de suivre la scène «comme s’il y était».

En tant que designer, faut-il se réjouir et accélérer le développement de ces techniques visant «à créer des réalités fausses et donc, en fin de compte, à tromper le spectateur374»? Comment permettre une lecture cohérente des spécificités des images numériques? Même si la plupart des productions numériques relèvent d’une esthétique de la continuité (comme dans la majorité des films hollywoodiens), Il existe des œuvres numériques, dit Manovich, qui ne se basent pas sur la recherche d’un réalisme visuel. Rien ne dit en effet que la composition soit vouée à la simulation. Autrement dit, il est possible, dans le champ des nouveaux médias, d’avoir affaire à du montage — Manovich prend d’ailleurs position pour cette démarche.

Afin de comprendre ce qu’est conceptuellement la pratique du montage, il importe de faire retour sur le travail de Jean-Luc Godard. Dans ses Histoire(s) du Cinéma375. Godard travaille les limites et les bords des images, ainsi que leurs enchaînements [Fig. 193]. Fig. 193 Une image peut rester un peu trop longtemps à l’écran, se confronter sans fusions à une autre image, comme un souvenir latent qui peine à quitter la mémoire. Le son est rarement «raccord» avec l’image. Différentes réalités cohabitent séparément au sein d’un même espace impossible. Ce type de montage376 ne cherche pas à dissimuler la nature hétérogène de ses éléments. Équivalents analogiques du copier/coller, les opérations de la table de montage sont rendues visibles. Les images s’imbriquent les unes dans les autres de façon abrupte, des textes les recouvrent, en perturbent le sens, multiplient les degrés de significations et d’interprétations. Les extraits de films ne coïncident jamais avec ce qui est dit verbalement, ne cessent d’introduire de l’imprévu, de contredire le signifiant attendu des images, de couper court à la fiction. L’ensemble du film peut être compris comme une anti-fiction, une volonté de contester l’illusionnisme qui nous absente à nous-même. Les coupures et décalages perpétuels qui s’y jouent nous empêchent d’anticiper ce qui va avoir lieu au plan suivant. Godard fait voir qu’une image (fixe) «regardée à part» ne peut se comparer à des images qui s’enchaînent temporellement. Ce que ces Histoire(s) manifestent, c’est un travail en tension. Ces ruptures font advenir de l’imprévu, une expérience radicalement autre:

oui
la nuit est venue
un autre monde se lève
comme si on avait supprimé
la perspective
le point de fuite377

Dans cette expérience de l’altérité, une technique se découvre. L’attention portée aux appareils de captation et de restitution du temps traverse ces films, où il est question de pellicules, de cadrages, de titrages, de caméras, etc., toutes ces choses qui habituellement disparaissent «derrière l’écran» où se projette la lumière. Cette échappée du cinéma quant à ses appareils fait dire à Godard que si le cinéma fait époque au xxe siècle, ce n’est qu’en vertu d’une technique qui sans cesse peut renaître, comme «un incendie qui naît de ce qu’il brûle378». L’achèvement ne serait rendu possible qu’à condition de son inachèvement. Il existerait toujours la possibilité de travailler une technique contre elle-même. L’inscription de la technique cinématographique n’aurait peut-être pas encore été enregistrée:

Et le plus étrange c’est que les morts-vivants de ce monde sont construits sur le monde d’avant, leurs réflexions, leurs sensations sont d’avant379.

La tentation de reprendre des esthétiques d’autres époques fait courir le risque de s’abandonner dans l’oubli de la technique. Le choix de Godard de construire un film avec des films manifeste cette ambiguïté de temps et de mémoires entrelacés. Les images d’archives (majoritairement de la Seconde Guerre Mondiale) sont des histoires qui refont surface dans d’autres temporalités, comme les images de la guerre qui ne cessent de faire retour, en alternance avec des films d’auteur, des peintures, donc le statut est modifié par leur inscription dans une temporalité mouvante. Cette conscience d’une parole singulière qui peine à s’exprimer dans un réel fuyant ne se fait pas sur le mode de la nostalgie. Elle refuse de se réfugier dans des valeurs d’une autre époque, celle des «morts-vivants [aux] sensations d’avant». La traduction du film Histoire(s) de Cinéma dans l’édition imprimée Gallimard manifeste également une conscience aiguë des ruptures de support. Les pages blanches heurtent plus qu’elles ne fluidifient la lecture. L’expérience imprimée possède une valeur en soi, indépendante du visionnage des séquences filmées [Fig. 195]. Le décalage entre les vidéos et le papier n’est abordé ni sur le mode de la perte, ni sur le registre nostalgique. La technique se travaille contre les tentations d’une posture qui se tiendrait en retrait de son époque. Tel que le pense Godard, le montage nous réveille au monde.

Faisant retour des œuvres de Godard au champ des productions néomédiatiques, Lev Manovich propose de n’employer le terme de «montage» qu’au sens fort, afin de le séparer des habituelles «juxtapositions» fusionnées:

Ainsi, pour mériter la qualification de « montage », un objet néomédiatique devrait satisfaire deux conditions : la juxtaposition de ses éléments devrait obéir à un système particulier et jouer un rôle essentiel dans la manière dont se constituent sa signification ainsi que ses effets affectifs et esthétiques. Ces conditions s’appliqueraient aussi à ce cas particulier que sont les nouvelles dimensions spatiales des images numériques en mouvement. En instaurant une logique qui règle les changements et la mise en corrélation des valeurs selon ces dimensions, les réalisateurs de films numériques créent ce que j’appellerai un montage spatial380.

Le montage que défend Lev Manovich se base sur une conscience de la juxtaposition des éléments convoqués au sein d’un même espace. Plutôt que d’effacer les bords des éléments hétérogènes, les productions néomédiatiques qui font appel à un «montage spatial» créent une tension à partir de cette altérité. La signification de ces objets ne découle pas d’une simulation d’une scène en prise de vue «réelle». Le sens provient de la coexistence prévue ou imprévue d’éléments hétérogènes entre lesquels il se passe quelque chose. Autrement dit, le sens n’est pas donné d’avance, mais résulte d’un travail du spectateur [Fig. 198]. Fig. 198 Des œuvres comme celles de Godard, pour Manovich, ne sont pas «mises au service du réalisme traditionnel [et semblent annoncer] les nouvelles possibilités esthétiques de la composition numérique381». Ce qui s’avère dans le montage, c’est la manifestation franche d’une technique. L’espace narratif illusionniste est récusé par la mise en évidence de la technique.

  1. 366

    Ibid., p. 243. 

  2. 367

    L. Manovich, «The aesthetics of hybridity», dans: Software takes command, op. cit., p. 254-267. 

  3. 368

    Ses intuitions semblent se confirmer dans les récentes normes mpeg-4 des «smart tv» (télévisions dites intelligentes), qui découpent le flux vidéo en plusieurs dizaines de champs. On peut imaginer qu’à terme les films pourront être dotés de «variables» permettant, par exemple, de changer en temps réel la couleur d’une scène, d’afficher une publicité «ciblée» en arrière-plan, etc. Reste à voir si cela pourra être qualifié de «cinéma». 

  4. 369

    L. Manovich, Le langage des nouveaux médias, op. cit., p. 267-268. 

  5. 370

    «La résistance au montage», ibid., p. 393. 

  6. 371

    Il en est ainsi, pour Manovich, des œuvres de Barbara Kruger ou de Richard Prince. 

  7. 372

    Ibid., p. 278: «Comme il le fait avec les éléments médiatiques d’un site web, l’utilisateur peut ajouter de plus en plus de fenêtres sans pour autant instaurer entre elles la moindre tension conceptuelle.» 

  8. 373

    Ibid., p. 279. 

  9. 374

    Ibid., p. 280. 

  10. 375

    J.-L. Godard, Histoire(s) du cinéma, 4 tomes, Paris, Gallimard, 1998. Ce coffret rend compte des quatre épisodes montés par Godard entre 1988 à 1998. 

  11. 376

    Ibid., p. 29: «montage / mon beau soucis». 

  12. 377

    Ibid., p. 149. 

  13. 378

    Ibid., p. 165: «les films sont les marchandises / et il faut brûler les films / je l’avais dit à Langlois / mais attention / avec le feu intérieur / matière et mémoire / l’art est comme l’incendie / il naît / de ce qu’il brûle». 

  14. 379

    Ibid., p. 150. 

  15. 380

    Ibid., p. 298. 

  16. 381

    Ibid., p. 299.