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Travailler l'altérité

Si le logiciel est habituellement enseigné dans un cadre où il doit immédiatement servir, être utile, faire gagner du temps, comment envisager une réelle «création»? Peut-être en y renonçant et en parlant de «production», terme qui nous semble plus adapté à qualifier la façon de faire des objets à l’époque des programmes. Les termes «d’assistance» et de «solution» font courir le risque d’une «création» ignorante des idéologies des dispositifs qu’elle emploie. Comme le note Lev Manovich, cet oubli de la technique est une façon d’adhérer sans le savoir à une «nouvelle forme de contrôle, non coercitive mais néanmoins puissante390». Contestant cette vision du design soumise à des visées qui ne disent pas leur nom, nous pouvons soutenir une façon de faire du numérique qui produirait des situations de distanciation avec ses objets de travail. Dans ce «milieu» numérique qu’il nous est de plus en plus difficile de saisir du dehors, le design des programmes a un rôle décisif à jouer. C’est par les programmes que s’approche l’expérience du calcul; par eux transitent des gestes et des méthodes d’approche. Interroger son environnement est en effet la condition nécessaire pour pouvoir créer dans l’écart:

Je me porte vers le sens, et je désire qu’il me reste étranger pour pouvoir me porter vers lui. Il faut que j’essaie de faire en sorte que cela soit à moi, mais pour que cela ait un intérêt quelconque, il faut que cela reste assez autre, il faut que cela reste dehors391.

S’il est peut-être impossible de vider les logiciels de leurs idées, il est néanmoins nécessaire de contrarier leurs visées idéologiques. C’est bien l’invisibilité des enjeux politiques qui est problématique. L’occultation du calcul conduit à des contresens techniques qui produisent des formes inauthentiques. L’altérité du calcul doit être révélée plutôt que combattue. En produisant des situations de distanciation avec ses objets de travail, le design permet d’envisager une façon de faire du numérique à rebours.

Bois à rebours : bois dont les fibres ne sont pas parallèles à sa surface, mais sont ondulées, tordues, tressées et nouées les unes aux autres, de sorte qu’on ne peut le travailler que difficilement parce que le fil se présente souvent au rebours du mouvement de l’outil392.

Penser le programme non comme une solution mais comme une altérité soumet le travail à un apprentissage actif. Il est difficile d’employer un tel matériau, il résiste. Il s’agit ici de penser une méthode d’approche qui s’efforcerait de faire paraître les «déterminations techniques393» des logiciels. Penser en amont des situations non soumises à la facilité de l’usage permettrait d’avérer ce qui, dans les logiciels, diffère des outils analogiques. L’incalculable est d’abord l’acceptation de l’altérité du calcul en tant que telle. Donner à voir les déterminations logicielles, c’est précisément les comprendre et échapper consciemment à leurs orientations. Faire paraître l’en dehors du programme conteste la reproduction servile d’un usage attendu.

  1. 390

    L. Manovich, Le langage des nouveaux médias, op. cit., p. 254. 

  2. 391

    J. Derrida, B. Stiegler, Échographies de la télévision, Paris, Galilée-INA, 1996, p. 124. 

  3. 392

    P. Chabat, 1881, cité dans: Dictionnaire TLFi/CNRS

  4. 393

    W. Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 14.