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Des savoir-faire encodés

La notion de montage, de par son lien direct avec la technique, déplace l’idée d’une «création» artistique reliée à des savoir-faire traditionnels, inscrits dans des gestes que l’on pourrait «transmettre». Cette nouvelle forme de création n’est plus reliée à de l’habileté technique ou à l’association d’un savoir et d’une mise en œuvre. Ce qui se joue ici, c’est le rapport du faire au savoir. Pour Lev Manovich, les logiciels de création prolongent de façon ambiguë ce que Karl Marx formulait à propos des savoir-faire qui s’amenuisent avec l’expansion de la «grande industrie»:

Le développement du machinisme et la division du travail, en faisant perdre au travail de l’ouvrier tout caractère d’autonomie, lui ont fait perdre tout attrait. L’ouvrier [prolétaire] devient un simple accessoire de la machine, dont on n’exige que l’opération la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise382.

Le logiciel «encode» des savoir-faire qui, dès lors, cessent de faire l’objet de connaissances et de transmissions. Des métiers sont déplacés, transformés, supprimés. On observe des tensions entre les anciennes professions et les nouvelles. Karl Marx fait de la machine ce qui retire (fait oublier) à l’ouvrier le geste traditionnel pour en faire un simple exécutant, un «prolétaire». De la même façon, Lev Manovich observe dans les logiciels ce qui fait du savoir-faire un code, c’est-à-dire une entité calculable. Économiser des savoir-faire signifie qu’on les écarte d’une libre circulation et transmission. L’économie des logiciels est ce qui permet une simplification des savoirs (sans transmission, j’ai l’impression d’avoir accès à des compétences) mais aussi ce qui créé de l’oubli et du mal-être. L’encodage ne signifie pas que je maîtrise le sens de ce que je fais, car ce savoir-faire est désormais intransmissible (au sens où enseigner c’est comprendre le sens de ce qu’on enseigne). Parallèlement, l’extériorisation de compétences dans des logiciels est problématique quand elle les soumet à une potentielle captation. Il n’est plus possible de disposer librement de savoir-faire, puisque leur extériorisation technique, consubstantielle à l’existence humaine, est soumise à un rendement discriminant.

En extériorisant des fonctions cognitives, les logiciels peuvent légitimement être accusés de limiter et de «réduire le subconscient» créateur (Lev Manovich). C’est ce que l’on constate au quotidien au vu d’objets (affiches, documents PowerPoint, etc.) dont les qualités formelles sont directement issues du logiciel. Le nivellement des formes appauvrit les différences dans une homogénéité que le designer doit contester. Dans le même temps, comparer les ouvriers prolétaires aux «créatifs» est problématique. Comme l’observe Lev Manovich, la partition de la société industrielle que critiquait Karl Marx, entre travail d’un côté et loisirs de l’autre, n’a plus lieu d’être aujourd’hui:

Au xixe siècle, Karl Marx pensait qu’un état communiste viendrait abolir cette ligne de partage entre le travail et les loisirs, ainsi que le morcellement et l’extrême spécialisation du travail lui-même. Les citoyens idéaux de Marx couperaient du bois le matin, feraient du jardinage l’après-midi et composeraient de la musique le soir. Aujourd’hui, le sujet de la société de l’information pratique des activités encore plus diversifiées au cours d’une journée normale : il entre et analyse des données, effectue des simulations, cherche sur Internet, joue à des jeux vidéo, écoute de la musique en ligne, visionne des vidéos en temps réel, échange des actions boursières et ainsi de suite. Pourtant, en menant toutes ces activités, l’utilisateur ne se sert, pour l’essentiel, que de quelques outils et commandes, toujours les mêmes : un écran d’ordinateur et une souris, un logiciel de navigation sur le Web, un moteur de recherche ainsi que les commandes couper, coller, copier, effacer et trouver383.

De même que la plupart des «objets néomédiatiques» cherchent à masquer les parties faisant le lien entre deux éléments de nature hétérogène, le petit nombre de programmes utilisés au quotidien permet de faire le lien entre travail et loisir, sans même que l’on s’en rende compte. On passe d’une activité à l’autre sans distinction, ce sont les mêmes interfaces graphiques qui servent pour l’un ou l’autre. Les «serious games» transforment le travail en loisir, tandis que le loisir fait un peu plus chaque jour l’objet d’une économie. Analysant cette opposition qui tend à disparaître, Nicolas Thély propose une synthèse des logiciels dits de création en se basant sur des lectures d’auteurs comme Franck Frommer, Matthew Fuller ou Lev Manovich:

– les savoir-faire sont encodés dans les menus déroulants ;
– il faut apprendre sur le tas l’usage de ces logiciels ;
– ces logiciels donnent le sentiment d’être créatif ;
– les modes d’emplois n’expliquent pas comment faire un bon discours, une belle image et un bon texte ;
– on ne parle pas d’amateurs, mais d’utilisateurs. C’est déjà plus juste même si c’est moins valorisant384.

La formule selon laquelle «il faut apprendre sur le tas l’usage» indique que le logiciel est le plus souvent abordé dans un contexte où il faut le faire. L’approche du logiciel se fait majoritairement dans le cadre de «projets», que cela soit à l’école ou en entreprise. L’illusion du sentiment de créativité est encouragé par des publicités comme celles d’Adobe, qui font de ce terme un leitmotiv. La «sélection» dans des menus déroulants permet d’obtenir «sans effort» un résultat socialement présentable par la combinaison d’éléments tout prêts. Le deuxième point rappelle une évidence, celle de dire que «l’encodage de savoir-faire» ne produit pas de savoir chez celui qui se limite à leur usage. Dès lors, quel rôle peut jouer le designer dans ce monde combinatoire?

Prenant acte d’un changement de statut du designer, Étienne Mineur se demande ainsi: «Peut-on encore être graphiste auteur au pays des templates385?» Comment justifier le recours à un expert de la création — le designer — lorsque ses savoir-faire sont externalisés, «encodés» dans des programmes? Étienne Mineur compare l’époque (supposée) où le graphiste contrôlait finement l’apparence de ses productions imprimées (mise en page et typographie) à la généralisation des «outils» numériques qui déplacent le rôle du designer. Le Web et ses données accessibles à tous fournit de nouveaux outils permettant de mettre en ligne des contenus avec des barrières techniques et économiques toujours plus basses. Il est courant qu’un graphiste propose un «gabarit» (template) de site web, ou travaille à partir d’un modèle existant [Fig. 200]. Fig. 200 Ce qui change, donc, c’est que le designer conçoive davantage des systèmes que des formes finies. Le graphiste n’a plus la main sur la forme finale de ses productions, sa création peut être modifiée par le client sans préavis.

Les graphistes doivent donc abandonner une partie de leur pouvoir et responsabilité issues du graphisme papier. […] Avec les nouveaux sites web et autres applications interactives, le designer / graphiste perd son contrôle total sur la forme de l’objet. Il doit jouer avec des possibilités, des contraintes, des extrêmes… il donne des indications, il dirige graphiquement plutôt qu’il ne maîtrise totalement la forme du produit son travail […] et c’est en cela que c’est passionnant. Nous ne sommes jamais sûrs du résultat386.

L’absence de maîtrise, l’imprévu, peut surgir de déterminations techniques telles que les normes des navigateurs web qui modifient l’apparence des sites sans possibilité de contrôle en amont. Dans un domaine connexe, les jeux vidéos ne s’affichent pas de la même manière suivant les spécificités des machines. De plus, la volonté de faire participer les utilisateurs à la construction des objets empêche toute stabilisation des contenus: «la partie back end [interface d’administration] est aussi, voir plus, importante, que le front end (partie visible pour le visiteur)387». Le designer doit ainsi penser des systèmes de création de contenu, des dispositifs qui permettrons à d’autres de «créer». Étienne Mineur donne l’exemple de jeux vidéos comme Half Life, Les Sims ou Second Life qui ont développé la pratique des mods (abréviation de «modification») [Fig. 201]. Fig. 201 Cette pratique désigne la possibilité de créer un élément additionnel: carte, personnage, décor, objet, etc. Cependant, de la même façon que le paramétrage d’un programme numérique ne suffit pas à en devenir le «coauteur», les mods ne permettent le plus souvent que de varier qu’à l’intérieur d’un cadre déjà défini:

Nous vivons à l’époque des outils tout fait, des « Mash Ups » et des « templates » que l’on « customise » (j’utilise volontairement des mots anglais) mais sans vraiment se les approprier totalement. Nous faisons donc du tuning graphique et interactif388.

Le terme de «tuning» (souvent déprécié) renvoie à la pratique consistant à modifier l’apparence d’un véhicule motorisé . Ces ajouts peuvent améliorer la performance du véhicule (confort, sonorisation, aérodynamisme, etc.) ou viser à le personnaliser (couleur, motifs, etc.) – ces deux aspects étant dans les faits difficilement dissociables. Ces optimisations ne s’opèrent la plupart du temps qu’à la surface, et ne changent rien aux structures dans lesquelles elles s’inscrivent389. La conclusion de l’article d’Étienne Mineur indique que le designer a un rôle à jouer dans ces reconfigurations économiques, techniques et artistiques. Il plaide pour une conception élargie du graphisme, qui devrait prendre en compte certaines spécificités du design d’objet (aspects techniques, usages, etc.), étant donné que les frontières entre ces deux disciplines sont de plus en plus poreuses.

  1. 382

    K. Marx, Manifeste du Parti communiste [1848], trad. de l’allemand par L. Lafargue, éd. établie par J.-M. Tremblay, Université du Québec à Chicoutimi, coll. Les classiques des sciences sociales, 2001, p. 6. 

  2. 383

    L. Manovich, Le langage des nouveaux médias, op. cit., p. 159. 

  3. 384

    N. Thély, «L’émancipation lyophilisée de l’amateur», octobre 2011, Déjà là

  4. 385

    É. Mineur, «Peut-on encore être graphiste au pays des templates?», août 2007, My-OS.net

  5. 386

    Ibid. 

  6. 387

    Ibid. 

  7. 388

    Ibid. 

  8. 389

    Il existe cependant des «mods» plus complexes, qui reprogramment tout ou partie du jeu vidéo.