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La stupidité logicielle (PowerPoint)

Peut-on accuser un logiciel de «nous rendre stupide»? C’est cette question apparemment anodine que pose Franck Frommer dans le titre de son ouvrage consacré au logiciel Microsoft PowerPoint319, encore utilisé dans la plupart des entreprises et organisations pour réaliser des présentations courtes [Fig. 147]. Fig. 147 La thèse de Franck Frommer doit s’entendre au sens propre: ce logiciel annihile la complexité de la pensée. Reprenant un mot d’un ancien militaire américain qui explique que l’interface de ce logiciel est plus dangereuse pour la sécurité du pays que Al-Quaïda320, Franck Frommer décortique son idéologie pernicieuse. Une partie importante du livre permet de replacer PowerPoint dans le contexte historique des années 1900. Cette période voit la passage des entreprises marquées par le modèle tayloriste au développement de nouveaux modèles de management. L’idée générale est de se défaire de l’organisation pyramidale pour développer des relations plus flexibles et horizontales. L’«entreprise projet» (notion développée par Franck Frommer321) est un type d’organisation sans cesse tourné vers l’extérieur. Elle est entièrement mobilisée autour de «projets» qui nécessitent l’intervention de corps de métiers disparates. Les employés de «l’entreprise projet» sont invités à être de plus en plus autonomes, multitâches performants et communiquants. «Il ne s’agit plus de s’inscrire dans la linéarité confortable de la carrière, mais plutôt dans la mobilité effervescente des projets322.» Dès lors, ce qui va permettre de les coordonner, c’est la «réunion».

L’individu perd ici ce qu’il avait gagné d’autonomie. La réunion est un instrument de normalisation, d’intégration des cultures de projets, de mise en ordre de marche. Elle suit des codes spécifiques où l’enjeu pour l’individu est de montrer sa capacité à s’inscrire dans l’élaboration du discours dominant, de saisir les controverses et de se placer dans des dynamiques relationnelles. Mettre en valeur ses qualités, savoir se mettre en scène, mobiliser des qualités humaines autant que des compétences techniques est fondamental. « Peu importe de savoir, il suffit de montrer que l’on sait »323.

L’auteur analyse finement la structuration linguistique des documents PowerPoint. L’organisations en «listes à puces» (les «bullet points» et leurs connotations militaires) des différents points de l’argumentaire est plus que recommandée, elle est requise [Fig. 148]. Fig. 148 Il n’est pas possible d’écrire de longues phrases ou des paragraphes enchaînés. Pour Franck Frommer, les listes PowerPoint sont néfastes car elles ne permettent pas d’exprimer une pensée dialectique. Leur effet réducteur et simplificateur n’est pas le seul point négatif. La structure hachée des phrases qui n’en sont pas réellement brise d’emblée toute volonté de construire une argumentation logique et contradictoire. La linéarité et la cohérence d’ensemble est mise à mal par l’enchaînement formel des suites de mots:

Les affirmations soutenues ne tirent plus leur légitimité de la cohérence d’une démonstration nécessairement linéaire et articulée mais de leur affirmation propre. La puce est l’outil d’une affirmation performative qui utilise les ressources rhétoriques de la phrase nominale. Par exemple, « une croissance rapide » empêche la possibilité d’une discussion et donc d’une négation que pourrait ouvrir un autre énoncé : « la croissance est rapide ». L’affirmation nominale est plus péremptoire et souvent articulée avec l’emploi de verbe à l’infinitif ayant un fort pouvoir d’injonction324.

L’analyse de Franck Frommer nous intéresse car elle exprime ce que nous savons sans le savoir: que ce type de logiciel nous fait lire et écrire comme il le souhaite. Ce type de logiciel ne permet qu’une expression conditionnée par la logique interne à sa conception. PowerPoint réalise un «raccourci» de la pensée qui tient plus de la bêtise que du génie (au sens où le génie serait celui qui irait directement au résultat sans passer par les étapes intermédiaires). Rien, au sein du logiciel, n’incite à dépasser ce qui y a été mis.

Ce que réalise également PowerPoint, c’est une neutralisation de la situation d’énonciation. La formulation impersonnelle des phrases permet de faire passer des ordres sans que l’on puisse se retourner contre quelqu’un d’identifié. L’orateur qui accompagne le document PowerPoint ne le «soutient» pas, il n’en est que l’agent anonyme. Le fichier n’est jamais signé, si ce n’est par l’organisation ou par le cabinet chargé de sa réalisation. Le document semble apparaître «par magie», généré non pas par des individus mais par des groupes invisibles. L’injonction à l’œuvre peut ainsi entraîner une grande violence symbolique. Franck Frommer donne l’exemple de France Telecom ou du gouvernement français qui ont sous-traité la présentation et le contenu (les deux notions étant difficilement séparables) de «plans de redressement» à des organismes privés. Le détour par des «experts» permet de détourner le risque d’une mobilisation collective, par le statut même du document PowerPoint : son anonymat. Le message délivré apparaît alors comme une implacable vérité à laquelle il faut se soumettre sans combattre. Il est compliqué de contester dans «sa» langue les ordres du PowerPoint, qui peut, et c’est aussi sa force, être diffusé sans médiateur (par mail, imprimé, etc.). Comme le dit Lev Manovich, le logiciel «prend le pouvoir325», il est l’auteur des messages délivrés. Lissant toutes les aspérités et subtilités du langage, PowerPoint réalise une forme de langage qui réalise l’imposition souveraine et discrète d’un langage économique qui s’infiltre sournoisement bien au-delà des «présentations» projetées326. En enfermant l’autre dans une situation d’usage, PowerPoint crée une «novlangue» dans laquelle aucune contestation n’est possible. Ce terme renvoie au roman 1984 de Georges Orwell. Il désigne la langue imposée par le pouvoir, qui ne comporte pas de contraires ou de pluriels irréguliers. La soumission du peuple est directement liée à la limitation et au contrôle de ses modes d’expression. Le langage induit par l’interface logicielle entraîne une déréalisation du monde, un rapport aux choses et aux êtres qui manque l’altérité constitutive de toute expérience authentiquement humaine.

Un autre point important de l’analyse que donne Franck Frommer de PowerPoint tient dans l’étude de la composition des différents éléments visuels des documents327. Le logiciel s’est enrichi au fil des années de fonctions multimédia pour ajouter au texte des images, sons, vidéos et transitions animées [Fig. 149]. Fig. 149 L’interface de composition incite au remplissage. Critiqués par le créateur de PowerPoint, ces ajouts tiennent davantage de l’accumulation que d’une véritable réflexion sur le sens des messages produits. Les images sont essentiellement «utilisées» pour «illustrer» un propos, parfois même sans aucun sens direct avec lui. Le message est noyé sous des «effets» qui perturbent la lecture attentive. Cet «effet de message» n’est presque plus que performatif, vidé de sa substance, privé de ce qu’il y a à performer. Nous voyons avant tout un environnement directement hérité du logiciel, plutôt que la singularité d’une argumentation. N’importe quel «appel d’offre» aura donc intérêt à occulter l’éventuelle complexité du projet pour se concentrer sur quelques points faisant partie d’un show global. La recherche permanente du spectacle rabat le discours sur une rhétorique destinée à émouvoir et à emporter l’adhésion par n’importe quel moyen. Comme la préparation d’une présentation PowerPoint nécessite du temps, il est dès lors logique de chercher à en «gagner», ce à quoi incite directement le logiciel. Beaucoup d’utilisateurs vont ainsi se contenter de sélectionner des contenus dans la «bibliothèque» toujours plus étendue d’images, de sons et de transitions animées [Fig. 153]. Fig. 153 Franck Frommer donne l’exemple de silhouettes humaines «stylisées» intégrées dans des documents relatifs au sport, au commerce, à la religion, etc. PowerPoint étant dépositaire d’une vision du monde américano-centrée, de nombreux symboles ne fonctionnent pas en dehors du cadre culturel initial. De façon complémentaire, les graphiques composés au sein du logiciel entraînent de graves contresens et complications de lecture. Le meilleur exemple donné par l’auteur concerne le schéma d’occupation de l’Afghanistan par l’armée étasunienne, incompréhensible «plat de nouille» dont on imagine sans mal les conséquences «sur le terrain» [Fig. 155]. Fig. 155 Les graphiques générés dans PowerPoint sont l’endroit de toutes les manipulations et trucages. De façon générale, ils tendent à remplacer l’argumentation logique et structurée chronologiquement par une globalité se donnant à voir immédiatement.

Malgré des fonctions automatisées, la préparation du «spectacle» PowerPoint nécessite un temps de préparation important. Le fait que chaque fichier puisse être édité ultérieurement328 facilite la circulation des documents dans les réseaux. Cette diffusion n’est pas problématique en soi, c’est sa globalisation à l’échelle mondiale qui l’est. N’importe qui peut reprendre une «présentation» existante et en changer les textes, ce qui peut produire des messages totalement déconnectés de leur mise en forme. Plus encore, il n’est pas rare que l’on retrouve les mêmes phrases ou expressions d’un document à l’autre, leur formulation générique pouvant se réutiliser à l’infini. Des cabinets spécialisés dans la réalisation de «gabarits» pré-formatés rassurent les clients des présentations pour qui l’échec est inenvisageable. En se basant sur des méthodes éprouvées, des questionnaires d’enquête et des slides «clé en main», l’affaire est vite pliée. C’est ainsi que l’on retrouve partout des fichiers à l’allure similaire. La standardisation fait loi.

L’étude que donne Franck Frommer de PowerPoint permet d’ouvrir un champ de recherche sur le conditionnement des programmes. Tout est organisé pour laisser le moins de place possible à l’originalité, à l’invention, à la singularité. En occultant les controverses et la partie non communicationnelle du langage, ce type de logiciel s’adresse à la part réflexe de l’homme. Si l’intelligence d’un individu se manifeste dans sa capacité à choisir, l’agencement des «options» du logiciel ne permet pas de la développer puisque les conséquences importent peu. Tout semble se valoir dans ce nivellement des niveaux de discours, des médias et des auteurs. PowerPoint ne conteste rien, ne provoque rien, il est l’élément parfait pour que rien ne change de ce qui a été conçu en amont. En ce sens, il incarne une vision du design où le dessein ne peut dévier de sa route initiale. Le design de ce programme empêche de considérer ce type d’objet comme un «outil». Sa configuration et sa structuration algorithmique restreignent notre liberté bien plus qu’elles n’œuvrent à développer notre intelligence. Mais, si PowerPoint est bien porteur et diffuseur d’idéologies, comme le note Jean-Yves Moisseron:

[…] il faudrait dépasser cette opposition entre outils d’une part et utilisation politique d’autre part, mais bien voir que l’objet lui-même a un contenu politique et définit dans sa configuration même un « script » au sens où l’entend Madeleine Akrich329, c’est à dire une certaine répartition du monde physique et social, une attribution de rôles à certains types d’acteurs et tout en excluant certains et comment enfin, le logiciel formate les modes de relations entre ces acteurs330.

  1. 319

    F. Frommer, La pensée PowerPoint. Enquête sur ce logiciel qui rend stupide, La Découverte, coll. Cahiers Libres, 2010. 

  2. 320

    E. Bumiller, «We Have Met the Enemy and He Is PowerPoint», New York Times, avril 2010: « ‹PowerPoint makes us stupid›, Gen. James N. Mattis of the Marine Corps, the Joint Forces commander, said this month at a military conference in North Carolina.» 

  3. 321

    Franck Frommer mentionne notamment l’ouvrage de Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme [1999], Paris, Gallimard, coll. Tel, 2011. 

  4. 322

    F. Frommer, La pensée PowerPoint, op. cit. 

  5. 323

    J.-Y. Moisseron, «Franck Frommer, La pensée PowerPoint. Enquête sur ce logiciel qui rend stupide», Lectures, Les comptes rendus, 2011. 

  6. 324

    Ibid. 

  7. 325

    L. Manovich, Software takes command, New-York, Bloomsbury Academic, 2013. 

  8. 326

    La fin de l’ouvrage trace des prolongements de la «pensée PowerPoint» dans d’autres logiciels qui en partagent la logique globale: Apple Keynote, les PDF, etc. 

  9. 327

    Frank Frommer s’inspire ici de: E. Tufte, Cognitive Style of Powerpoint. Pitching Out Corrupts Within, Cheshire, Graphics Press, 2006. 

  10. 328

    Contrairement à PowerPoint, le logiciel Adobe InDesign sépare clairement le fichier.indd (le texte structuré, sachant que les fichiers images sont à part) de son «export» non éditable (PDF, ePub, etc.). PowerPoint comporte malgré tout un mode «diaporama» qui n’est pas modifiable. 

  11. 329

    M. Akrich, «Comment décrire les objets techniques?», Techniques et Culture, no 9, p. 51: «Par la définition des caractéristiques de son objet, le concepteur avance un certain nombre d’hypothèses sur les éléments qui composent le monde dans lequel l’objet est destiné à s’insérer. Il propose un ‹script›, un ‹scénario› qui se veut prédétermination des mises en scène que les utilisateurs sont appelés à imaginer à partir du dispositif technique et des prescriptions (notices, contrats, conseils…) qui l’accompagnent.» Note de l’auteur. 

  12. 330

    J.-Y. Moisseron, «Franck Frommer, La pensée PowerPoint», op. cit.