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Pour une culture du logiciel

D’une façon comparable à ce que Walter Benjamin formulait à propos de l’apparition de la photographie312 (qui concurrençait l’activité des peintres de portraits), le computer a déplacé de nombreuses professions installées. En s’émancipant des centres de traitement collectifs de l’information, l’informatique dite personnelle («personal computer») s’est installée dans les foyers et entreprises, forçant les logiques traditionnelles à s’adapter, parfois en cherchant à limiter son potentiel de rupture. Dans le champ de la «création numérique», la présence invisible et néanmoins déterminante des logiciels est qualifiée «d’assistance». cao, dao, cfao et pao313 ont ainsi à voir avec l’idée d’une création séparée de son exécution.

[La cao est ce qui] comprend l’ensemble des logiciels et des techniques de modélisation géométrique permettant de concevoir, de tester virtuellement à l’aide d’un ordinateur et des techniques de simulation numérique et de réaliser des produits manufacturés et les outils pour les fabriquer314.

C’est cette question de la direction, de l’orientation, de la prévision qui nous intéresse ici. Comme l’indique le titre de thèse de Sophie Fétro «Étude critique du merveilleux en design. Tours et détours dans les pratiques d’assistance au projet315», il est des façons de faire du numérique qui «nous jouent des tours». Si l’on suit Lev Manovich, un logiciel ne fait pas seulement que réduire la création:

[Le logiciel porte en lui] un ensemble de pratiques et de conventions sociales et économiques [de laquelle] résulte une nouvelle forme de contrôle, non coercitive mais néanmoins puissante316.

Ce qui est troublant, c’est que la «puissance» du logiciel puisse s’exercer de façon «non-coercitive». Cette forme de contrôle serait souveraine et discrète. Ce qui nous importe dans l’analyse de Lev Manovich, c’est le fait que le logiciel recouvre des conventions sociales, économiques et politiques. Cette idée met à mal la conception d’un logiciel pensé comme «outil» neutre, qu’il s’agirait d’utiliser plus ou moins bien en fonction de ses compétences. Le logiciel partage avec le pinceau ou le marteau des pratiques codifiées et installées historiquement dans la culture [Fig. 144]. Fig. 144 Toutefois, contrairement au pinceau ou au marteau, le logiciel exerce une forme de contrôle de par sa structure algorithmique. Un pinceau peut bien orienter culturellement et formellement un résultat, cela ne sera pas du même ordre qu’un ensemble pensé en vue d’effectuer des calculs. Au contraire des outils analogiques, la présence de «langages formels» au sein des logiciels dit bien qu’il y a en eux de la «logique». Le peu d’attention porté aux logiques internes des logiciels contribue à conforter le terme de «création» dans le langage courant, qui reflète bien l’absence d’efforts et la survenue par magie d’objets et de formes. En masquant les puissances à l’œuvre sous des strates d'interfaces, les logiciels «assistants» donnent à l’utilisateur l’illusion d’un pouvoir qui s’exerce peut-être ailleurs qu’on ne le pense. Le voilement de la technique nous «rendrait service» sans que l’on y prête attention. Tissé d’habitudes, le logiciel serait ainsi un objet commode dont on aurait oublié la puissance de contrôle. Pour qualifier sa conception du design d’objets, Erwin Braun disait qu’«un équipement [doit être pensé] comme un majordome anglais. À votre service quand vous en avez besoin, à l’arrière-plan le reste du temps317». Si, loin d’être neutre, le logiciel est porteur d’idéologies, on peut légitimement douter de la pertinence d’envisager la «création numérique» en termes d’assistance et d’invisibilité. Contrairement aux objets Braun, les logiciels emportent des algorithmes et des codes qui orientent nos façons de faire.

À partir de l’analyse croisée de quelques logiciels dominants, nous ferons émerger des points de convergence entre différents ouvrages consacrés à ces questions. Relevant du champ des «software studies» («études logicielles318»), les auteurs que nous avons choisis d’étudier approchent les logiciels par des études qui ne se situent pas immédiatement dans le champ de l’usage. Croisant économie, anthropologie, philosophie, art, ingénierie, etc., les «cultural studies» («études culturelles») sont le champ dans lequel s’inscrit ce courant de pensée. Ce mouvement peut inspirer la rédaction d’une thèse en design. Articulation nécessaire entre diverses disciplines, le design se doit de formuler des langages communs. Cette croisée des chemins qui n’appartient à aucune méthode (de meth-odos, «après le chemin») est une chance pour formuler autrement des problèmes à partir de situations a priori évidentes. Partant des modes d’emplois et des textes de description technique, les software studies s’intéressent aux enjeux théoriques des logiciels. Ce que dit Lev Manovich du «langage des nouveaux médias» nécessite de recourir à un vocabulaire qui n’est pas immédiatement économique et marketing afin de lever ce qui en lui est porteur d’idées voire d’idéologies.

  1. 312

    W. Benjamin, Petite histoire de la photographie [1931], trad. de l’allemand par A. Gunthert, Études photographiques, no 1, tirage à part, 1996. Le développement commercial de la photographie se fait par des procédés imitant la peinture afin de ne pas brusquer les habitudes et goûts installés. 

  2. 313

    Conception assistée par Ordinateur, Dessin assisté par Ordinateur, Conception et Fabrication Assistées par Ordinateur & Publication Assistée par Ordinateur. 

  3. 314

    «Conception assistée par ordinateur», Wikipedia

  4. 315

    S. Fétro, thèse dirigée par P.-D. Huyghe, Paris, Université Paris 1, UFR Arts Plastiques, mai 2011. 

  5. 316

    L. Manovich, Le langage des nouveaux médias [2001], trad. de l’anglais par Richard Crevier, Dijon, Les presses du réel, 2010, p. 254. 

  6. 317

    G. Huswit, Objectified, DVD Plexifilm, octobre 2009. Traduction de l’auteur. 

  7. 318

    Nous proposons cette traduction pour rester fidèle à l’expression installée «d’études culturelles». Le terme software peut se traduire par programme ou logiciel, mais dans les faits la plupart des ouvrages qui se réclament des «software studies» sont dédiés à des logiciels de création et à des dispositifs type moteurs de recherche ou navigateurs web.